pacaembu

 

 

Comment, devant São Paulo, imaginer une réplique artistique à la mesure de cette démesure, de ce brassage identitaire massif, de cette instabilité spatiale absolument vertigineuse ?

portfolio

Comment ne pas se laisser intimider par l’ampleur de cette mégapole avec laquelle l’architecture colossale et massive du Pacaembù, le stade de football, entre si parfaitement en écho ?

 

Alors que le Pacaembù est habituellement le formidable transformateur d’une multitude de personnes en une foule uniforme de supporters, il est ici proposé comme support à l’imaginaire de 160 artistes des 5 continents, chacun intervenant sur une même épure des façades du stade avec la légèreté insaisissable, irréductible, proliférante du singulier.

 

Cette transmission planétaire de gestes intimes produit une communauté complexe et vivante, consciente d’être dans une respiration commune avec l’autre.

 

issa SambFarid BelkahiaDo-Ho Suh

 

COMMENTAIRE LUIS AVELIMA

Pacaembù : un cheminement onirique

 

São Paulo avance dans toutes les directions. Tout est simultanément naturel et magique, concret et abstrait, immuable et fugace. Là réside peut-être sa réalité majeure, mais une réalité qui ne s’apprend pas clairement. C’est un rêve confus de Brésil. Dans sa pensée différente, elle offre autant de raisons pour le rêve que pour le cauchemar.

Terre parcourue et habitée depuis plus de quatre cents ans, ici se croisent des races, des modes d’être et des mondes de croyances. Et la présence de tant de parlers élabore des formes nouvelles parmi lesquelles ne se distinguent plus de formes dominantes. Souvent, ce sont les détails infimes qui régulent son fonctionnement et justifient sa filiation. Ici les êtres se caractérisent par leur excès. Excès de l’ordre de l’inusité, du monstrueux, jusqu’à des aberrations de sens, des déviations face à l’utilité, des artifices presque vides dans lesquels le « presque » joue le rôle de liaison. Mais dans ce va et vient, ce qui est le plus difficile pour le paulistano ce n’est pas de l’être, c’est de se comprendre. Dans l’enchevêtrement de la ville, nous n’avons pas toujours conscience de ce que nous pouvons ou valons. Nous sommes l’inquiétude incarnée. Les habitants de São Paulo ressentent son caractère onirique mais pas dans les formes qui habitent les rêves des nouveaux arrivants. La ville connaît son importance, mais ne se reconnaît pas dans les sacrifices de ceux qui sont venus pour l’ériger et la transmuer en cette matérialité monumentale. Ville cernée, visqueuse et enfumée, au ciel invisible, à la lumière le plus souvent tamisée par des nuages gris, ville habitée par un peuple aux nombreuses facettes et si réservé dans ses émotions, São Paulo n’envisage jamais de s’arrêter. Elle continuera à lutter pour honorer sa devise : croître, même s’il lui faut pour cela laisser derrière elle des valeurs essentielles à la formation d’une société saine et s’il lui faut faire face à une série de problèmes, sans jamais valoriser ou revaloriser l’être humain qui, à son tour, participe au processus général d’usure et de détérioration.

 

Mais peut-on réduire São Paulo à cela ? Comment la décrire sans tomber dans la contradiction permanente. Nous l’aimons, nous la haïssons, est-elle merveilleuse, est-elle monstrueuse ? São Paulo est tout cela et plus encore. Un champ propice au travail, une route sans gloire vers le chômage, un carrefour d’échange de connaissances et d’expériences, un lieu inénarrable, source inépuisable de passions pour poètes et écrivains, réservoir de cultures, marâtre incontestable de talents. Elle nourrit le Brésil.

Baudelaire disait : « Malheureusement, la forme d’une ville change plus rapidement que le coeur d’un mortel ». Et notre Alcântra Machado écrivait il y a quelques décades qu’à São Paulo « il n’y a rien d’achevé ni de définitif : les maisons vivent moins que les hommes et, rapides, s’écartent pour élargir les rues ». Nous savons tout cela, nous savons sa volonté d’être toujours la plus grande. S’il n’en était ainsi, elle n’aurait pas construit, entre tant d’autres oeuvres, ce qui à l’époque représentait le plus grand stade d’Amérique Latine : Le Pacaembù, aujourd’hui un support à l’imaginaire d’artistes du monde entier grâce à la magnifique idée du français Philippe Mouillon. Pour Mouillon, cette initiative produira une révélation pour le paulistano, qui, confrontant son regard aux regards d’artistes du monde entier, découvrira des dimensions insoupçonnées de son espace quotidien.

 

Mais pourquoi le Pacaembù ? Que représente-t-il aujourd’hui pour le paulistano ? En connaît-il même encore son origine ?

La construction du stade Pacaembù contribua à la poussée de la ville et accrut encore l’orgueil de ses habitants. Là où il fut bâti, il n’y avait qu’une vallée, un bourbier isolé avec de petites exploitations agricoles où l’on cultivait le thé et où les esclaves atteints de variole et les groupes de brigands avaient l’habitude de se réfugier. Grâce à la compagnie City (City of São Paulo & Freehold Limited) l’endroit fut partagé en lots et accueillit l’élite de la ville. Pacaembù devint le symbole de la modernité pour les paulistanos. « C’était le stade de tout le monde : des pauvres qui venaient assister aux matchs; des riches qui occupaient les places numérotées; des politiciens à la tribune d’honneur; des classes aisées qui organisaient la fête de Nouvel An dans le salon de fêtes. » Endroit préféré pour les grandes commémorations de la ville, il exhiba tout son potentiel, car il ne reçu pas seulement des joueurs comme Leõnidas, Pelé, Gilmar et Mazzola mais accueillit aussi des compagnies de ballet comme Bolshoi, l’Orchestre Symphonique de Berlin et des artistes comme Tina Turner, Luciano Pavarotti, Paul MacCartney et les Rolling Stones.

Lors de son inauguration, Getùlio Vargas, parlant à l’improviste dit que : « les lignes sobres et belles de son imposante masse de béton et de fer ne valent pas seulement comme expression architectonique (…) mais aussi comme oeuvre saine de patriotisme parce que voué à la culture physique et à l’éducation civique ».

Le temps passe, l’industrialisation croissante change le profil de la ville. Le commerce et les services ont pris de l’expansion. La ville est devenue son propre horizon. Le Pacaembù ne présente plus la même vigueur. Ce n’est plus qu’une masse de béton pour le regard quotidien. Il a perdu son importance et n’est même plus le plus grand stade de la ville. Pourtant, le Pacaembù garde sa superbe et les formes vues par Getùlio Vargas. Mais est-il encore en intimité avec les habitants ?

Le projet Façades Imaginaires surgit au moment où pointe la nécessité de redoubler d’attentions envers les monuments de la ville. Au bon moment, il permet à chacun de s’approprier ses formes. Se pourrait-il, qu’avec la ferveur d’autrefois, le paulistano s’enorgueillisse de cette immense masse de béton et de fer ?

 

Luís Avelima

 

 

COMMENTAIRE PIERRE SANSOT

 

La houle des stades

 

Les images de Pacaembù, le stade de São Paulo, me bouleversèrent dès que Philippe Mouillon les proposa à mon regard. Son immensité ne le rendait pas inhumain, en quelque sorte inhabitable par le regard. Car il convient qu’un bâtiment, surtout s’il possède une valeur symbolique, soit à la mesure du paysage dans lequel il prend place, qu’il ne se laisse pas écraser par lui, qu’il ne sombre pas corps et biens dans une trappe immense. Il lui faut posséder du coffre, du volume, que les grondements répondent à ceux de la mégapole, que la foule des supporters tienne le coup face aux groupes humains qui circulent dans la cité. Les stades ont encore grandi puisque maintenant ils s’accompagnent de parkings, de voies souterraines, de salons de réception, de restaurants (de préférence) panoramiques, demain d’hôtels et ainsi ils se montrent en accointances avec tout ce que la fureur de notre époque produit et construit… autoroutes, grandes surfaces, industries, voies rapides, chantiers énormes avec leurs grues et leurs machines performantes.

 

Leur existence apparaît d’autant plus justifiée qu’ils accueillent les grandes manifestations politiques, religieuses, artistiques. Ce n’est pas seulement parce qu’on entend les rentabiliser mais parce qu’ils sont à la mesure de ce qui se produit dans ces cités gigantesques. Le pape se pose en hélicoptère dans l’un d’entre eux. Une star d’envergure internationale se fait fort de le remplir à ras bord. C’est pourquoi on les donne à visiter aux touristes : stade de São Paulo, de Toronto, de Manchester au même titre que d’autres endroits symboliques : comme eux, ils manifestent l’âme et la culture d’un pays.

Nous les apercevons sublimes et nous savons que le sublime se situe à la crête de deux versants : d’un côté -et il n’est pas question de le nier- le barbare, l’outrance menaçante, effrayante, de l’autre le grandiose, le superbe. Faisons en sorte que de ces deux versants le premier ne l’emporte.

Un doute demeure : les stades n’exhiberaient qu’une part de notre urbanité. Ils ne seraient pas représentatifs d’une autre face de notre univers : les chaînons du monde pavillonnaire, l’étalement des cités et des banlieues et aussi tout ce qui demeure tout de même du bâti traditionnel. Ce serait se fier à une opposition qui n’a pas lieu d’être car notre post-urbanité, voyez São Paulo, c’est la juxtaposition des verticales et des horizontales, des gratte-ciel et des favellas, des villas gothiques, des églises baroques, de centres unidimensionnels et des friches, des habitats rustiques. Notre regard ne souffre plus d’une cohabitation qui a pu le heurter et nous serions déconcertés si l’une de ces deux composantes venait à disparaître.

Le stade phare, le stade aux dimensions d’une mégalopole ou d’un immense pays et parfois d’un continent illumine une infinité de petits stades qui en retour l’irriguent de leur verve, de leur déflagration émotionnelle. Dans un pays qui a la passion d’un sport, par exemple le football, il se rencontre une infinité de brandons, de feux de joie qui mettent le feu sur une modeste pelouse râpée, inégale et aussi par jour de fête : dans une cathédrale de béton. Dans un pays de passion tout apparaît virtuellement comme un stade, je veux dire un lieu où l’on peut dribbler, tacler, foncer à vive allure, rouler sur le sol à la suite d’un but marqué. Tout, c’est à dire une rue peu fréquentée, une plage, un terrain vague, la cour d’une école ou d’un immeuble. Nous sommes mal avisés, en vertu d’une exigence injustifiée, de limiter un sport à quelques terrains reconnus par l’institution, car alors la rencontre cesserait d’être un jeu pour devenir un divertissement qui n’engage pas les coeurs ou les âmes. Le va et vient me paraît incontestable : en jouant sur ce terrain bosselé, entre chien et loup, les gamins et aussi les adultes s’enfièvrent à la pensée (au rire) qu’ils pénètrent dans l’enceinte sacrée sous les applaudissements d’une foule en délire. En revanche un stade immense est moins homogène qu’il ne semble. Des quartiers (plus ou moins riches), des clans de supporters avec leur fanion, leur bar, des classes d’âge, y prennent place ici et non ailleurs. Il nous faudrait prendre acte et rendre justice à la diversité des stades qui implique des modes divers de socialité. Je réserverai pour l’instant celle qui caractérise les grands stades, où l’homme semble se perdre dans la masse. Dans le stade moyen d’une ville moyenne (un stade de 20 000 personnes pour une ville de 200 000 habitants), il se produit des relations qui n’ont plus la chaleur des communautés mais qui laissent une place aux visages dans leur singularité. Il existe aussi des petits stades qui a l’ordinaire rassemblent une ou plusieurs centaines de spectateurs dans une banlieue ou un village. Ces joueurs sont connus et les spectateurs liés par l’amitié ou le voisinage se saluent et même s’embrassent.

 

Le même individu peut se rendre à tel ou tel stade et en conséquence, emprunter tour à tour plusieurs modes de socialité : le passager obscur d’un paquebot dans lequel sa propre stature disparaît, le citoyen d’une modeste république et enfin l’usager bonhomme qui reconnaît les labours de son enclos. Nous sommes en présence d’une complémentarité beaucoup plus que d’une opposition. Il existe une identification avouée des supporters à leur stade et à leur équipe et celle-ci est d’autant plus précieuse qu’elle intervient au moment où les autres processus d’identification (par la famille, par le milieu, par le voisinage) s’estompent. Mais comment l’expliquer ? N’est-elle pas un leurre si l’on songe à la distance qui sépare une foule de ses idoles tellement plus riches et, pour la plupart, inaccessibles ? C’est le propre d’une idole de ne pas se laisser approcher aisément. En outre le supporter n’hésite pas à l’apostropher, à la célébrer, à l’insulter, à la tutoyer, à la consoler sur un mode imaginaire et ceci au cours de la rencontre tout autant que rendu à son domicile. L’équipe est-elle une entité vague, mouvante, puisque les joueurs, par le jeu des transferts changent ? Là encore, le processus identificatoire peut s’exercer sur un support flou, qu’il s’agisse d’une nation, d’un parti, d’une cause. Les stades réels et les stades imaginaires, pour reprendre une remarque de l’architecte J.Lovera, les équipes réelles et les équipes imaginaires font bon ménage, d’autant plus que cette forme de religion bénéficie d’un lieu de culte (le stade) et d’une temporalité (le calendrier sportif). Là où l’observateur croit apercevoir une masse aveugle, le supporter vibre dans sa chair, dans sa singularité. A la fois seul et ouvert à un dehors immense, turbulent qui ne l’écrase pas mais avec lequel il vibre. Du dehors sa voix semble se perdre au milieu du tohu-bohu, du dedans sa voix s’enfle de toutes les autres.

 

Il ne faudrait pas pour autant s’en remettre à une confiance excessive. La ville (et donc ceux qui l’habitent) et les stades ne cohabitent pas sans peine. Étant donné le volume de ces derniers, ils sont parfois séparés de l’agglomération et l’on y parvient à travers toutes sortes de détours et de contournements : peu importe, le supporter traverse, sans trop maugréer, un no-man’s land de peu d’intérêt.

Les stades, quand ils émeuvent et rassemblent les foules gigantesques, exigent des moyens de sécurité et de protection importants. Les responsables politiques et sportifs quadrillent, jugulent, contrôlent les flux, ce que nous comprenons fort bien mais qui risque d’exténuer ou d’atténuer les émotions sauvages et combien bouleversantes d’une foule quand elle est livrée à elle-même. Il se produit parfois des conflits entre des âmes ardentes et les prudences du pouvoir. Les supporters tergiversent, acceptent ou protestent. Mais de telles contraintes, l’expérience et l’observation nous l’assurent, ne tarissent pas la soif d’être ensemble. Je décèle un autre péril du même ordre. L’identification voudrait que les spectateurs soient à leur manière des acteurs (le douzième homme au football). Les responsables sportifs ont de plus en plus à l’esprit les spectateurs sages donc plutôt passifs, assis, encoquillés dans leur fauteuils, ils ne pourront plus parcourir l’enceinte, se dresser dans les limites de leur coquille et jouer de leur corps. Des professionnels, avant la rencontre, durant la mi-temps et même au cours du match seront chargés de pourvoir à l’animation alors que cette esthétisation de la vie quotidienne fut l’apanage des gens de peu.

 

Il convient qu’un stade soit habitable, autant et parfois mieux qu’un domicile, par ses familiers. En conséquence un stade déjà ancien peut rebuter parce qu’il, semble-t-il, constitue un amas de béton sans complaisance et pourtant quand les supporters le bercent de leurs émotions, la charpente, elle aussi, entre dans la danse et elle tangue à l’instar des hommes. Par contre tel stade récent vanté pour sa sveltesse (il n’est pas opaque et ce n’est pas un monobloc) abritant 4 000 m2 de surface ouverts en permanence, avec deux restaurants et des magasins de sport et une esplanade traitée comme une place urbaine n’est plus une cathédrale mais un parc de loisirs destiné à d’éphémères touristes, ceux là même qui dans nos églises ont remplacé les dévots.On comprendra qu’au delà de ces querelles d’architecte, je prends parti et j’oppose un peu trop crûment deux conceptions de la vie : au terme de la première, il convient de surfer, de butiner, de prendre au plus vite un plaisir puis un autre que l’on oubliera aussitôt. En vertu de la seconde, d’autres hommes désirent rencontrer des lieux plus forts qu’eux-mêmes, et en ressortir avec des bleus à l’âme et des cicatrices dans leur chair : « pas le bonheur, surtout pas le bonheur, mais la joie. Il faut toujours choisir le plus tragique, non point la décontraction mais le resserrement, non point la mesure mais l’exaltation ».

 

Pierre Sansot

 

 

 

légende(s)

 

Légende(s) est une initiative débutée en 1994 à Echirolles, en banlieue de Grenoble, une cité confrontée à la coexistence difficile de communautés. Elle fut développée ensuite à Sarajevo, à l’heure de la logique délirante dite de l’épuration ethnique, puis à Abidjan et Dakar, ces banlieues du monde où la coexistence devenait inimaginable.

En élaborant Légende(s), Philippe Mouillon avait en mémoire ces images de presse de femmes tendant à des inconnus le portrait photographique d’un absent, mari ou fils, disparu dans les plis de l’histoire contemporaine, ainsi que cette phrase de Gilles Deleuze : ”Nous sommes toujours en situation de fabuler l’autre”

Il avait été témoin de ville en ville de ce voisinage quotidien de populations d’origine planétaire, et de l’urgence à penser cette proximité nouvelle.

Légende(s) est une forme-processus : dans un premier temps, Maryvonne Arnaud réalise des portraits d’habitants anonymes. Ce geste est habité chez elle d’une telle humilité et d’une telle détermination qu’il lui permet d’atteindre un degré d’intensité rare dans sa relation avec les êtres. Elle se positionne d’emblée avec eux, simplement. Sa photographie est frontale, le cadrage serré distingue chaque individu dans sa plénitude, dans sa singularité et le détache des signes sociaux inscrits dans son environnement ou dans ses vêtements.

Dix portraits seulement sont retenus, puis proposés à douze écrivains vivant en cercles concentriques d’éloignement croissant depuis l’épicentre constitué par le lieu de la prise de vue. Les tirages photographiques originaux remis entre les mains de chaque écrivain créent une intimité paradoxale, comme un album de famille d’une filiation inconnue.

Chaque écrivain s’appuie sur cette proximité avec ces visages d’anonymes pour légender les portraits. Tous les visages sont légendés par tous les écrivains : il en résulte une multiplicité foisonnante d’interprétations, multiplicité restituée par la suite en associant intimement les portraits reproduits à la taille réelle et leurs légendes.

Légende(s) organise soigneusement un amalgame entre la destinée du spectateur, l’expérience du monde de l’écrivain, et la réalité impalpable du sujet photographié. L’identité dans son acception ordinaire, enracinée, unique, parfois atavique, peut s’élargir et se diversifier. Légende(s) ouvre ainsi un espace de voisinage entre l’universel et le singulier qui autorise à élaborer une pensée de l’autre. Un autre qui n’est plus seulement l’étrange étranger, mais prend place enfin auprès des miens.

portraits originaux Maryvonne Arnaud, textes originaux Velibor Colic´, Vidosav Stevanovic´, Abdelwahab Meddeb, Vaclav Jamek, Eqrem Basha, Ismaïl Kadaré, Jasmina Musabegovic´, Demosthenes Davvetas, Nédim Gürsel, Danièle Sallenave.

 

 

arcos da Lapa

Arcos da Lapa est un site central de Rio de Janeiro, éternel mais oublié de tous…Cet aqueduc traverse la ville historique, une ville inquiétante, rebelle, étrangère au tourisme, surtout à la nuit tombée.D’une certaine façon, la ville traverse aussi l’aqueduc, apparaissant et disparaissant entre chacune des arches de pierre, rendant le monument presque impalpable.

Philippe Mouillon repère la puissance de ce site et propose à 150 artistes plasticiens de s’en emparer. Ils ont été choisis en coordination avec douze critiques d’art spécialistes chacun de l’art contemporain d’une région du monde, et porteurs d’une vision singulière de l’art d’aujourd’hui.

Le résultat est à l’échelle de la démesure de Rio : 150 aqueducs qui se développent nuit après nuit par vagues successives. 150 aqueducs imaginaires de 450 mètres de long qui s’inscrivent strictement au format de l’aqueduc réel, face à une foule qui tangue devant ce foisonnement d’images venues du monde entier.

 

Philippe Mouillon, Daniel Laskarin

IMAGES ORIGINALES :

COMMENTAIRE DE FRANK PAVLOFF

“Les colonnes coulent comme des fontaines ou jaillissent, les arcs et les voûtes s’effacent, gémissent, se gonflent, accouchent du vide, du plein et du délié. 150 visions du monde de mille mètres carrés se bousculent à la nuit tombée, mais au petit matin, les Arcos da lapa se sont figées. Reste alors un aqueduc, rien de plus, un écran ajouré. De toute éternité immobile au cœur de Rio.”

Frank Pavloff

 

COMMENTAIRE DE GEORGES GOYET

Une orchestration disphonique d’images

«Arcos da Lapa» est un aqueduc bâti en 1720, devenu viaduc à l’orée du vingtième siècle. Le jour, cet ouvrage d’art est, pour la vue, un barrage ajouré. Le paysage, l’horizon sont des pointillés au creux des arches, entre les piliers. Pour les habitants de Rio, le site est familier et semble avoir toujours été là. De n’y prêter peut-être plus attention, le lieu est devenu hors la vue, un champ hors champ du quotidien.

Et puis cette nuit de novembre 1996, renversement complet… Le viaduc, obstacle à la vue, troue l’obscurité et devient support de vision. L’écran qui cache durant le jour, donne à voir dans l’obscurité de la nuit. «Arcos da Lapa» est devenu un écran et un écrin insolites qui sautent aux yeux. Un écran sur lequel apparaissent des paysages, des horizons inconnus qui viennent à notre rencontre. Un écrin d’où jaillissent et meurent des étincelles nées de l’imaginaire d’une centaine d’artistes de la planète, nos contemporains. Ce rendez-vous de lucioles étranges marie l’eau et le feu, le feu d’artifice et la source. Par éclats, il constelle la nuit et nous ravit. Plaisir et désir de l’instant de surprise et d’émerveillement. Goutte-à-goutte, il offre son liquide précieux : le chemin et le temps qu’a pris chaque goutte pour venir sourdre une poignée de secondes sur la paroi de l’aqueduc ont été longs, très longs.  Pour imaginer cette composition collective, Philippe Mouillon s’est appuyé sur la forme et la fonction de l’aqueduc. Cette composition prend sa force dans la parfaite adéquation que l’arche et les piliers réalisent entre la forme et le fond : relier deux points pour faire franchir le vide à une conduite canalisée. Ici réside le socle d’homologies et de métaphores que la production et la diffusion de l’œuvre empruntent ou génèrent. Et sur ce socle ancien se fonde un geste pertinent d’exploration de notre monde en transition.

L’activité singulière de Philippe Mouillon est assimilable à celle d’un fontainier. En effet, pour que nous puissions voir s’écouler toutes ces images, il a sollicité des sourciers – dix critiques d’art disséminés sur les cinq continents1 – de Vancouver à Séoul, de Rio à Paris… Forts de leur connaissance des champs de la création sur leur territoire, ceux-ci ont détecté des sources – les artistes. Il a ensuite proposé à chaque artiste la forme générique des Arcos da Lapa comme déclencheur-réceptacle pour leur imaginaire, leur vision et humeur du monde. En somme : repérage de sources, captage, canalisation et distribution. Le fontainier, en homme de l’art, a fait son travail d’architecte et de sculpteur de flux pour mettre ce précieux liquide généreusement à notre portée. Chaque artiste est présent par deux types de projections. Le premier est celui de sa proposition plastique. Le second est une sorte de cartel qui nous indique son nom, le lieu et la date de sa naissance, son lieu de vie actuel. Ces deux mises en lumière nous permettent d’accéder à la manifestation d’une vision du monde et à celle de sa médiation. L’art se manifeste à la fois dans la proposition plastique et dans sa médiation. En effet, ce voisinage constitue instantanément une juxtaposition de dimensions hétéronomes de temporalités et d’espaces, une combinaison entre visible et invisible. Il fait de ce rendez-vous de lucioles étranges une parade nuptiale de l’éphémère et des durées longues, du lieu singulier et localisé et d’espaces de mouvements planétaires. Pour chaque image, l’artiste et le spectateur ne disposent que de quelques secondes pour échanger une vue, nœud de points de vue. L’artiste et le spectateur, de façon différente, sont sollicités par l’espace géométrique fort des arches de l’aqueduc. C’est leur point de rendez-vous, de rencontre. À partir de, et sur cet espace géométrique visible, des espaces existentiels invisibles convergent, se télescopent, s’évitent ou se nouent. Quelques secondes offrent au spectateur des embrayages entre sa perception immédiate et sa mémoire. Un effet de surface sollicite la profondeur du temps et lui propose une sorte de travelling entre le passé et le présent pour «mettre au point». Et ces mises au point s’insinuent dans l’histoire du lieu et de ses habitants. Elles irriguent des terres et des mouvements en devenir.

Ce qui assure des franchissements dans la conduite de l’eau, puis des véhicules, devient un  terminal d’images. À l’usage longitudinal du lieu pour la circulation de flux, se substitue pour quelques heures un usage «perpendiculaire». Le support de l’écoulement devient celui d’un coup d’arrêt. Il voit sa fonction habituelle de vecteur de passages se transformer en fonction d’obstacle-accumulateur. Et ce coup d’arrêt sur images, relance des mouvements de mémoires, d’imaginaires. Il engendre des altérations de façon de voir, de penser qui échappent à toutes canalisations, à toutes conduites. L’œuvre proposée est une «orchestration disphonique» d’images. Elle nous rappelle que notre vision du monde ne répond plus aux schémas d’époques plus achevées, plus stables. Elle reflète les mutations en cours. Elle ne s’autorise pas à  fournir des formules qui permettraient d’élucider ce qui est en train de se produire. Devant nous, elle tente d’installer, quelques instants, le chantier du monde en émergence. La multiplicité et la diversité des images issues des univers de tous les artistes participants, la dissémination sur la planète de ces sources d’images désignent un atelier-monde qui participe à ce chantier. Cet agencement collectif pour la production et la diffusion de cette œuvre accueille le chaotique et le vertigineux de notre univers devenu mobile et changeant. Il est un indice qui tente paradoxalement de participer à la construction de visions partagées où «la contradiction, l’opposition ne sont plus le mal qu’il faut éliminer par les formules abstraites de l’ordre, mais le ressort même d’une vie qui exige sans cesse de nouvelles explications de la part de qui veut s’adapter pas à pas aux formes mouvantes que prennent les choses à la lumière de la recherche»2.

Georges Goyet 

Chercheur au CNRS

1 Les critiques d’art associés étaient : Demosthenes Davvetas (Athènes), Fei da Wei (Paris), Sun Jung Kim (Séoul), Brahim Alaoui (Paris), Judith Mastai (Vancouver), Jean-Yves Noblet (New York), Mashashi Ogura (Tokyo), Virginia Whiles (Paris), Denise Mattar (Rio de Janeiro) et Nelson Aguilar (São Paulo).

2 in «L’oeuvre ouverte» de Umberto Eco.

Télécharger la revue VEJA de Rio de Janeiro

humeur du monde

L’Humeur du Monde prend place en 1993 sur une avenue d’Echirolles, une ville ordinaire de banlieue française. Le site est d’une banalité affligeante, mais pourtant si emblématique d’une certaine réalité urbaine : flux continu d’automobiles, présence piétonnière anachronique, juxtaposition disloquée d’immeubles, simulacre paysagé … !

Loin de nier cette réalité, Philippe Mouillon s’ancre dans ce territoire et le bouleverse: il installe 30 panneaux d’affichages routiers en alignement sur les 800 mètres du terre-plein central de l’avenue, puis 30 roulottes de chantier à droite et à gauche des voies de roulement. Il repère enfin 30 satellites géostationnaires quelque part dans l’infini du ciel. Le décor est planté, l’Humeur du monde va commencer!

Philippe Mouillon associe au projet 25 écrivains du monde. Ces écrivains sont, pour la plupart, des compatriotes des populations bousculées et entassées dans cet habitat de banlieue

Ce sont surtout des voies originales et puissantes. Nicole de Pontcharra, elle même poète, assurait le choix et la coordination des auteurs. Il s’agissait de Abdellatif Laabi, Sony Labou Tansi, Kangni Alemdjrodo, Tahar Bekri , Zeljka Corak, Florent Couao-Zotti, Gerty Dambury, Demosthenes Davvettas, Natacha de Pontcharra, Xavier Galmiche, Nedim Gürsel, Jacques Lacarriere, Koulsi Lamco, Eduardo Manet, Luis Mizòn, Wajdi Mouawad, Biram Ndeck Ndiaye, Jean Luc Raharimanana , Michèle Rakotoson, Eugène Savitzkaya, José Augusto Seabra, Leïla Sebbar, Kiflé Sélassié, André Velter, Marcel Zang.

À chaque écrivain, il est demandé de transmettre chaque jour par télécopie son humeur – non pas une chronique journalistique objective ou une analyse géostratégique, mais bien au contraire, sa rage, ses urgences, son amour, son intelligence du monde !

Par vagues de quelques mots ou de quelques lignes, les textes arrivent d’Alger, d’Istanbul ou de Dakar et sont immédiatement saisis en informatique, développés en feuilles de 4 mètres par 3, puis encollés sur les panneaux d’affichage routier.

Mais l’Humeur du Monde, ce sont aussi les saveurs des voix, des langues du monde entier captées depuis les satellites géostationnaires et qui portent en elles la trace des différents fuseaux horaires qui rythme au même instant la vie des hommes. Cette multiplicité sonore est captée puis amplifiée dans chaque roulotte de chantier, les transformant en d’étranges jukes-boxes urbains d’où s’échappe une polyphonie vocale planétaire.

La démesure de l’événement intrigue, attise la curiosité. Les textes sont si monumentalisés, parfois développés sur une dizaine de panneaux d’affilée, qu’il est alors nécessaire de marcher plusieurs centaines de mètres pour lire l’ensemble du texte, et cette expérience corporelle est troublante !

L’Humeur du Monde tisse un processus original de filiation car cette démesure force l’attention et invite à tirer d’abord quelques fiertés de la place de son compatriote, puis à lire d’autres voix, plus exogènes. Chacune d’elles me raconte non pas l’en-soi des événements, ce que font les médias jour après jour sans nous concerner, mais incorpore l’événement dans sa vie même pour me le communiquer comme essence de sa propre expérience.

Elle entre ainsi en dialogue avec ma propre expérience du monde.

XAVIER GARCIA / Extrait de Le petit tour du monde

ENTRETIEN AVEC PHILIPPE MOUILLON

– Quelle est la genèse de l’humeur du monde ?

Philippe Mouillon : L’humeur du monde prend sa source dans une petite coupure de presse annonçant la mort de Tevfik Esenç, le dernier homme à parler Oubikhs, le 7 octobre 1992. Ce paysan caucasien avait été invité au Collège de France, il y a quelques années, par Georges Dumézil pour parler sa langue, l’une des plus difficiles au monde – elle comportait 82 consonnes que croisaient seulement trois voyelles! La langue Oubykh a perdu dans l’indifférence son ultime locuteur après un lent processus entamé il y a moins d’un siècle quand les Oubouchs arrivèrent dans l’empire ottoman, furent accueillis par les Tcherkesses, et se déshabituèrent peu à peu de leur propre langue.

– En quoi cette disparition vous semble-t-elle exemplaire?

Philippe Mouillon : En ce que des ruptures fondamentales ont lieu sans éveiller notre vigilance parce que l’échelle de temps à l’oeuvre échappe à notre durée de vie propre. »On ne prête jamais attention aux événements les plus importants », écrit Milan Kundera dans le Livre du rire et de l’oubli. « On voit défiler les événements mais on ignore les raisons » précise Jean Luc Godard dans hélas pour moi.La mort du dernier homme à parler Oubikhs nous confronte à la disparition d’autres intelligences du monde que notre modernité méprise, ignore ou rejette. Elle est un indice parmi d’autres d’une mue nous arrachant d’une culture de sédentaire, d’une culture de paysans plurimillénaire et localisée au profit d’une culture de nomadisme planétaire.Nous nous arrachons, avec un sentiment de vertige, d’un paradigme rassurant mais partout en faillite, et transitons à tâtons vers un autre, encore bien opaque. Nos repères séculaires s’échappent. Où se joue aujourd’hui notre avenir ? Où devons-nous nous ancrer, nous relier, pour être nous-mêmes ? Que se joue de nous-mêmes à Sarajevo, Bruxelles, Tokyo, Tchernobyl, Alger…?Chacun ressent aujourd’hui, toutes classes sociales confondues, ce que les météorologues nomment « l’effet papillon », combien un battement d’aile de papillon à la bourse de Tokyo, à Tchernobyl ou à Sarajevo peut avoir des conséquences majeures pour soi-même ici, dans sa montée d’escalier, conséquences sur lesquelles nous n’avons que peu ou pas de maîtrise. Notre destin semble nous échapper et ce sentiment d’impuissance peut produire ce repli frileux, cette crispation identitaire dont nous savons déjà le devenir potentiel tragique.Félix Guatarri écrivait quelques jours avant sa mort l’automne dernier: « Il y a dans cette chaosmose actuelle, des carrefours de possibles qui se profilent, y compris le pire qui peut advenir, le pire par rapport auquel nos imaginations sont défaillantes. Ce qui est peut-être là l’enjeu, c’est d’inventer des caisses de résonance, des chambres d’enregistrement, des agencements d’énonciations au moment où tous les interlocuteurs traditionnels semblent avoir le souffle coupé ».

– Comment répondre à cette opacité dont vous parlez ?

Philippe Mouillon : L’une des exigences de nos sociétés individualistes de marché, c’est que les expériences restent la propriété de chacun: « j’te raconte pas » disent les adolescents d’aujourd’hui à longueur d’année ce qui ne veut pas dire « je pourrais t’en parler pendant des heures » mais bien ce que les mots disent : nous sommes chaque jour plus pauvres en expérience communicable. Walter Benjamin dans un texte intitulé « expérience et pauvreté » repère cet appauvrissement de l’essence de l’expérience et tente de trouver un sens à l’art dans la mesure de cet appauvrissement. L’humeur du monde crée un rapport original à la filiation en invitant l’autre à raconter, se raconter, me raconter. Et l’autre, de lointain devenant prochain, et me racontant non pas l’en-soi des événements (ce que font les médias jour après jour sans nous concerner) mais en incorporant l’événement dans sa vie même pour me le communiquer comme sa propre expérience, dialogue avec ma propre expérience du monde et établit avec moi qui l’écoute un rapport de l’ordre de la filiation.

– Comment inscrivez-vous votre intervention dans la rue et pourquoi le faire dans ce site précis ?

Philippe Mouillon : L’humeur du monde prend sa place sur une vaste avenue d’Echirolles en banlieue de Grenoble, possédant tous les attributs du paysage périurbain : flux automobile continu, présence piétonne presque anachronique, voisinage disloqué de centres commerciaux et d’immeubles… En ce sens, le site est exemplaire d’une urbanité construite sur la négation de toute singularité. Ce constat fut pour moi déterminant, d’autant que la complicité fut immédiate avec l’équipe d’ingénierie urbaine et culturelle de cette ville, un ensemble d’individus remarquables qui ont acquis la conviction qu’une réponse platement matérielle ne résoudra pas les maux qui minent ces espaces. Ces non-lieux, en nous confrontant à la perte de tout repère connu, nous angoissent si fortement que nous leurs faisons endosser les parts d’ombre, d’innommable, d’indicible de la société. Loin de dissiper la vérité du lieu, de nous en distraire, de nier le vécu de sa population, l’humeur du monde tente d’en amplifier les traits singuliers, de s’ancrer dans le territoire et dans son histoire.

-Pourquoi parlez-vous de sculpture urbaine ?

Philippe Mouillon : L’humeur du monde compose un volume localisé, celui de l’avenue, dans lequel pénètre physiquement l’observateur en mouvement et un corpus illimité d’ondes radiophoniques réverbérées par une trentaine de satellites stationnant à quelques kilomètres de la surface terrestre, et un réseau d’individus singuliers inscrits territorialement sur les cinq continents. Le et est très important pour moi qui suis issu d’une culture occidentale du ou.

– Vous accumulez et articulez des temporalités multiples qui, paradoxalement, conjuguent intimité et éloignement, vitesse de la lumière et méditation?

Philippe Mouillon : Il me semble nécessaire d’ébranler notre expérience corporelle du temps et de l’espace. Nous vivons et conjuguons sans cesse des données transportées en temps réel du bout du monde et d’autres accumulées par 20 000 ans d’expériences locales. Fernand Braudel dans « L’identité de la France » explique que les zones géographiques d’utilisation de certains savoir-faire précis comme les couvertures de toits (qui sont là en ardoise, ici en tuile creuse…) révèlent les limites d’extension territoriale des armées romaines il y à 2 000 ans. Or, cet étirement démesuré, géologique, du temps coexiste avec une fragmentation extrême qu’étudie méthodiquement Paul Virilio lorsqu’il souligne qu’aujourd’hui  » la seconde est la durée de 9 192 631 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’atome de Césium 133 dans son état fondamental » mais je vous rassure, cette définition sera prochainement abandonnée puisque les recherches actuelles tentent de piéger le Césium à -273,15 degrés Celsius et en état d’apesanteur afin d’affiner cette précision par 1000 !

– Pouvez-vous nous décrire l’architecture acoustique de « L’Humeur du Monde » ?

Philippe Mouillon : De tous les continents sont captés et concentrés localement des sons et des mots. Les sons proviennent de fréquences radiophoniques plus ou moins lointaines, polyphonie planétaire relayée par des satellites géostationnaires sonorisant 30 abris mobiles de chantier comme d’étranges juke-box urbains. L’addition de ces fréquences différentes pour chaque abri, de ces langues multiples, de ces fuseaux horaires, de ces voix et de ces silences, génère un résultat acoustique variant selon l’emplacement du spectateur, sa vitesse de déplacement ou l’heure de son passage, mais variant aussi selon la mise en espace physique des abris de chantier, réinventée chaque matin.

– Et l’architecture littéraire ?

Philippe Mouillon : Les mots proviennent de 25 écrivains du monde, pour la plupart francophones, qui en dix mots, en dix lignes ou en dix pages interviennent sur le site par correspondance avec un texte original, poème ou prose, rendant compte de leur perception de l’état du monde. Chacun transmet son humeur vis-à-vis du monde, non pas une analyse géostratégique ou une synthèse journalistique mais son expérience intime du monde. Agrandis au format de 22 panneaux d’affichage routier puis installés en alignement sur l’avenue, ces textes sont encollés quotidiennement et confrontent le regard singulier d’un écrivain puis d’un autre aux quelque 30 000 automobilistes entrant chaque jour dans la sculpture.

– Comme autant de regards autres sur le monde ?

Philippe Mouillon : Face au regard de « l’autre », nous ne pouvons que constater le caractère limité, confus, souvent non pertinent de nos critères de perception, combien il y a ici, à deux pas, comme là-bas, aux confins de la planète, des regards sur le monde dont la nécessité nous confronte à une énigme. Cette énigme face à l’obscurité, face à l’ambigu peut ouvrir en chacun un processus de crise, de questionnement sur soi-même et, peut-être, un modeste processus de dialogue avec l’autre, même précaire, même fait de malentendus. Entendre, goûter, respecter la diversité, c’est prendre, in fine, confiance dans sa propre singularité.

TEXTES ORIGINAUX

Voici les tribus

Elles sortent de la poubelle de nos rêves

Et du désert gagné sur l’amour

Elles vont s’en prendre aux livres

Aux femmes, aux cerfs-volants

Elles vont saccager les jardins de l’enfance

Achever les mots blessés

Voici les tribus

Avec nos mains d’esclaves

Elles vont édifier de nouvelles pyramides

Une autre tour de Babel

Avant d’être frappées

Par la vieille malédiction des empires

Mon Dieu

Comme l’Histoire se répète !

Abdellatif Laâbi

Le vent travaille pour nous.

Il sèche le linge et transporte les paroles et les gestes.

Ainsi on sait, à des kilomètres à la ronde, que tu coupes du bois, que tu fends des bûches très dures avec une lourde cognée.

On sait, à des kilomètres à la ronde, que tu cloues le couvercle d’un cercueil. Tout le monde apprend peu à peu sur quel chemin tu marches.

On entend tes enfants. et le coq se manifeste partout.

Le vent nous mélange les uns aux autres car il transporte les cheveux, les fumées montantes et rampantes.

Tout le monde apprend quel jour ta voisine fait des crêpes, des beignets ou des gaufres.

Le vent nous lie et fait tinter les grelots et le rameau de buis contre l’arrosoir plein.

Le vent nous remplit de silence et de bruit. Le vent balaie la poussière et nous renvoie  les songes anciens.

Le vent nous remplit de trouble et d’insomnie mais le vent aussi nous endort lentement ou avec la dextérité et la vivacité d’un prestidigitateur.

Le vent nous pousse au derrière et le vent nous arrête en pleine course

Le vent nous épluche et nous use.

Nous nous appuyons contre le vent car le vent nous préserve du vide.

Eugène Savitzkaya

J’agrandis

mon coeur

jusqu’à ton ventre

chaudement

chaque jour est pour nous jour lisible d’âme

et ce monde pourtant tordu condamne mon coeur à la vacance éternelle.

Je sens que l’hiver n’a plus de puissance sur ton endroit où l’âme brûlent tant de petits copinages.

Le temps halète sur les berges de ton grand ventre comme du velours

Demain

nous ferons l’amour avec l’insomnie et la lumière.

Seulement sache demain un trèfle boira l’orchidée et le ciel en sera rempli de sommeil.

Tous ces gens goulus délivrés de ta lèvre

demain

viendront boire tes dents

en feux

et ta bouche

et ton front.

Toi Shimonne

tu seras perpendiculaire aux petits matins

chantants d’amour, nue et livrée.

Tu seras perpendiculaire aux petits matins uniques

j’attendrai

la vague

et ta voix et tes yeux et le corail et ton odeur dure de femme férue

et ensemble

nous allons fustiger le grand complot où je te laisse pleurer d’amour.

Où je te laisse pleurer de baisers fumants.

Demain, comme tu sais sera le jour du déluge.

Sony Labou Tansi

J’aurais tant voulu vous oublier, menteurs

lorsque vous m’assuriez que la guerre était une chose mauvaise

qui devait disparaître pour que naisse la liberté !

Vraiment, enfoirés, j’aurai tant voulu vous casser la gueule pour vous faire connaître la guerre qui sévit en moi.

Enculés

Je vous insulterai longtemps encore,

jusqu’à ce que vous fassiez silence SILENCE ! Entendez-vous?…Enfants de putes !

Ecoutez-la ! La guerre !

Ecoutez comme elle est belle ;

Ne l’entendez-vous pas qui tombe ?

Ne l’entendez-vous pas dites-moi qui tombe entraînant avec elle la chute du ciel ?

Ne l’entendez-vous pas, misérables ?

Ecoutez ce que je vous dis !

La guerre…C’est la guerre…

Elle est belle…

Tout ces corps qui tombent

Et ces immeubles qui s’effondrent !… C’est la ville qui se met à genoux !

Un arbre explose !

Cela est si beau

J’aurais tant voulu oublier vos visages, menteurs.

Allez !

Retournez à vos larmes, connards,

Retournez à vos cigarettes sournoises,

Enfants de chiens !

Je ne crois pas en vous

Vous êtes les assassins,

Ceux qui camouflent leurs armes.

J’aurais tant voulu vous oublier, menteurs,

Lorsque vous m’assuriez de votre compassion…

Ahhh! Je vous étranglerai avec plaisir

Pour voir enfin en vous lueur humaine,

Lueur de vie, de survie,

Pour voir en vous la panique animale

Qui vous fera ressembler aux bêtes

Je vous étranglerai de mes dix doigts

En riant d’un grand rire

Pour vous faire goûter à ma haine

Qui est en moi, pour vous…

Vicieux ! Lubriques !

Vraiment, merdeux, j’aurais tant voulu vous oublier

Je vous étranglerai, car pour vous tuer, je ne peux pas faire autrement;

Je n’ai pas d’argent pour acheter une mitraillette et vous descendre…

Salauds ! Que je vous tirerai dedans, à grandes gorgées,

Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac Tac

Que je vous hais, que je vous déteste !

Vous m’avez fait croire que la guerre était une chose mauvaise

Et je vous ai cru !

Malheur à vous, malheur,

Et malheur à moi

J’ai 24 ans,

Je suis vieux et lent,

Demain c’est la mort.

Bien…Bien…

Mais soyez assurés que cet instant

Où mon coeur s’éteindra,

En refermant mes yeux pour la dernière fois

J’aurai sur mes paupières blanches

Vos faces hideuses

Que pourtant, vraiment,

J’aurais tant voulu oublier, menteurs,

Vous qui m’assuriez du bonheur de vivre sur cette terre énorme.

Wajdi Mouawad

zp8497586rq

Local-contemporain

local.contemporain est un foyer de recherches originales et d’initiatives artistiques autour des territoires urbains contemporains, une entreprise de renouvellement du regard, attentive aux formes et aux pratiques émergentes.

local.contemporain recherche dans les pratiques locales ordinaires, les spécificités innovantes ou résistantes à la mutation globale de nos sociétés.

Cette stratégie d’interrogation hyper locale se développe avec une attention soutenue pour l’échelle mondiale des mutations et pour la foisonnante complexité des temporalités à l’œuvre. C’est pourquoi les artistes et chercheurs associés sont disséminés dans le monde entier et font appel à une multiplicité d’outils pour aborder ce territoire.

> Nous éditerons une revue de 80 pages diffusée en librairie par Harmonia-Mundi.

Douze numéros sont publiés à ce jour : 01 >  vous êtes ici  centré sur les réalités contemporaines des formes urbaines ordinaires, 02 > C’est dimanche ! consacré à l’analyse des temps libres dans une société dite « des loisirs » ,  03 > ville invisible  analyse les formes urbaines sensibles, celles qui échappent à la domination de l’oeil mais structurent pourtant nos perceptions, 04 > le précaire, questions contemporaines, sur la précarisation de nos vies comme nouvelle forme dominante, 05 >  foules  centré sur l’expérience de la foule, tour à tour inquiétante ou intelligente, 06 > Points de repère, autour du sentiment de désorientation d’une part croissante de la population,  07 >un monde en soi ou comment chacun construit ses propres repères dans un horizon mondialisé, 08 > collection de collections  à propos de la place de l’intime dans l’espace public, 09 > paysages singuliers, paysage pluriel  pour aborder le paysage comme une ressource à la portée de tous, et vivre avec ampleur, 10 > paysages en mouvement car le sédentaire et le définitif ne sont que des illusions d’optique, des déficits de perception ou d’interprétation, 11 > paysage-animal pour mettre en lumière la part animale de l’humanité, 12 > Dépaysements car on se sent souvent dépaysé, sans pourtant parvenir à cerner ce qui nous désoriente dans ce qui se tient face à nous, irréductible à nos expériences précédentes.

> Nous produisons des interventions d’échelles urbaines dans l’espace réel de la cité, afin de mettre en forme ces représentations pour l’homme de la rue. Elles invitent à la participation de centaines de contributeurs.

Ainsi C’est dimanche, une collection aléatoire de photographies :

> Nous développons des outils pédagogiques pour les enseignants de la maternelle à l’université.

Ainsi des jeux cartographiques  :

Pour plus d’information, vous pouvez consulter le site  local.contemporain