Arcos da Lapa est un site central de Rio de Janeiro, éternel mais oublié de tous…Cet aqueduc traverse la ville historique, une ville inquiétante, rebelle, étrangère au tourisme, surtout à la nuit tombée.D’une certaine façon, la ville traverse aussi l’aqueduc, apparaissant et disparaissant entre chacune des arches de pierre, rendant le monument presque impalpable.
Philippe Mouillon repère la puissance de ce site et propose à 150 artistes plasticiens de s’en emparer. Ils ont été choisis en coordination avec douze critiques d’art spécialistes chacun de l’art contemporain d’une région du monde, et porteurs d’une vision singulière de l’art d’aujourd’hui.
Le résultat est à l’échelle de la démesure de Rio : 150 aqueducs qui se développent nuit après nuit par vagues successives. 150 aqueducs imaginaires de 450 mètres de long qui s’inscrivent strictement au format de l’aqueduc réel, face à une foule qui tangue devant ce foisonnement d’images venues du monde entier.
IMAGES ORIGINALES :
COMMENTAIRE DE FRANK PAVLOFF
“Les colonnes coulent comme des fontaines ou jaillissent, les arcs et les voûtes s’effacent, gémissent, se gonflent, accouchent du vide, du plein et du délié. 150 visions du monde de mille mètres carrés se bousculent à la nuit tombée, mais au petit matin, les Arcos da lapa se sont figées. Reste alors un aqueduc, rien de plus, un écran ajouré. De toute éternité immobile au cœur de Rio.”
Frank Pavloff
COMMENTAIRE DE GEORGES GOYET
Une orchestration disphonique d’images
«Arcos da Lapa» est un aqueduc bâti en 1720, devenu viaduc à l’orée du vingtième siècle. Le jour, cet ouvrage d’art est, pour la vue, un barrage ajouré. Le paysage, l’horizon sont des pointillés au creux des arches, entre les piliers. Pour les habitants de Rio, le site est familier et semble avoir toujours été là. De n’y prêter peut-être plus attention, le lieu est devenu hors la vue, un champ hors champ du quotidien.
Et puis cette nuit de novembre 1996, renversement complet… Le viaduc, obstacle à la vue, troue l’obscurité et devient support de vision. L’écran qui cache durant le jour, donne à voir dans l’obscurité de la nuit. «Arcos da Lapa» est devenu un écran et un écrin insolites qui sautent aux yeux. Un écran sur lequel apparaissent des paysages, des horizons inconnus qui viennent à notre rencontre. Un écrin d’où jaillissent et meurent des étincelles nées de l’imaginaire d’une centaine d’artistes de la planète, nos contemporains. Ce rendez-vous de lucioles étranges marie l’eau et le feu, le feu d’artifice et la source. Par éclats, il constelle la nuit et nous ravit. Plaisir et désir de l’instant de surprise et d’émerveillement. Goutte-à-goutte, il offre son liquide précieux : le chemin et le temps qu’a pris chaque goutte pour venir sourdre une poignée de secondes sur la paroi de l’aqueduc ont été longs, très longs. Pour imaginer cette composition collective, Philippe Mouillon s’est appuyé sur la forme et la fonction de l’aqueduc. Cette composition prend sa force dans la parfaite adéquation que l’arche et les piliers réalisent entre la forme et le fond : relier deux points pour faire franchir le vide à une conduite canalisée. Ici réside le socle d’homologies et de métaphores que la production et la diffusion de l’œuvre empruntent ou génèrent. Et sur ce socle ancien se fonde un geste pertinent d’exploration de notre monde en transition.
L’activité singulière de Philippe Mouillon est assimilable à celle d’un fontainier. En effet, pour que nous puissions voir s’écouler toutes ces images, il a sollicité des sourciers – dix critiques d’art disséminés sur les cinq continents1 – de Vancouver à Séoul, de Rio à Paris… Forts de leur connaissance des champs de la création sur leur territoire, ceux-ci ont détecté des sources – les artistes. Il a ensuite proposé à chaque artiste la forme générique des Arcos da Lapa comme déclencheur-réceptacle pour leur imaginaire, leur vision et humeur du monde. En somme : repérage de sources, captage, canalisation et distribution. Le fontainier, en homme de l’art, a fait son travail d’architecte et de sculpteur de flux pour mettre ce précieux liquide généreusement à notre portée. Chaque artiste est présent par deux types de projections. Le premier est celui de sa proposition plastique. Le second est une sorte de cartel qui nous indique son nom, le lieu et la date de sa naissance, son lieu de vie actuel. Ces deux mises en lumière nous permettent d’accéder à la manifestation d’une vision du monde et à celle de sa médiation. L’art se manifeste à la fois dans la proposition plastique et dans sa médiation. En effet, ce voisinage constitue instantanément une juxtaposition de dimensions hétéronomes de temporalités et d’espaces, une combinaison entre visible et invisible. Il fait de ce rendez-vous de lucioles étranges une parade nuptiale de l’éphémère et des durées longues, du lieu singulier et localisé et d’espaces de mouvements planétaires. Pour chaque image, l’artiste et le spectateur ne disposent que de quelques secondes pour échanger une vue, nœud de points de vue. L’artiste et le spectateur, de façon différente, sont sollicités par l’espace géométrique fort des arches de l’aqueduc. C’est leur point de rendez-vous, de rencontre. À partir de, et sur cet espace géométrique visible, des espaces existentiels invisibles convergent, se télescopent, s’évitent ou se nouent. Quelques secondes offrent au spectateur des embrayages entre sa perception immédiate et sa mémoire. Un effet de surface sollicite la profondeur du temps et lui propose une sorte de travelling entre le passé et le présent pour «mettre au point». Et ces mises au point s’insinuent dans l’histoire du lieu et de ses habitants. Elles irriguent des terres et des mouvements en devenir.
Ce qui assure des franchissements dans la conduite de l’eau, puis des véhicules, devient un terminal d’images. À l’usage longitudinal du lieu pour la circulation de flux, se substitue pour quelques heures un usage «perpendiculaire». Le support de l’écoulement devient celui d’un coup d’arrêt. Il voit sa fonction habituelle de vecteur de passages se transformer en fonction d’obstacle-accumulateur. Et ce coup d’arrêt sur images, relance des mouvements de mémoires, d’imaginaires. Il engendre des altérations de façon de voir, de penser qui échappent à toutes canalisations, à toutes conduites. L’œuvre proposée est une «orchestration disphonique» d’images. Elle nous rappelle que notre vision du monde ne répond plus aux schémas d’époques plus achevées, plus stables. Elle reflète les mutations en cours. Elle ne s’autorise pas à fournir des formules qui permettraient d’élucider ce qui est en train de se produire. Devant nous, elle tente d’installer, quelques instants, le chantier du monde en émergence. La multiplicité et la diversité des images issues des univers de tous les artistes participants, la dissémination sur la planète de ces sources d’images désignent un atelier-monde qui participe à ce chantier. Cet agencement collectif pour la production et la diffusion de cette œuvre accueille le chaotique et le vertigineux de notre univers devenu mobile et changeant. Il est un indice qui tente paradoxalement de participer à la construction de visions partagées où «la contradiction, l’opposition ne sont plus le mal qu’il faut éliminer par les formules abstraites de l’ordre, mais le ressort même d’une vie qui exige sans cesse de nouvelles explications de la part de qui veut s’adapter pas à pas aux formes mouvantes que prennent les choses à la lumière de la recherche»2.
Georges Goyet
Chercheur au CNRS
1 Les critiques d’art associés étaient : Demosthenes Davvetas (Athènes), Fei da Wei (Paris), Sun Jung Kim (Séoul), Brahim Alaoui (Paris), Judith Mastai (Vancouver), Jean-Yves Noblet (New York), Mashashi Ogura (Tokyo), Virginia Whiles (Paris), Denise Mattar (Rio de Janeiro) et Nelson Aguilar (São Paulo).
2 in «L’oeuvre ouverte» de Umberto Eco.