Le journal des sols
- Depuis une trentaine d’années, Maryvonne photographie pas à pas le sol à ses pieds, frontalement afin d’éviter toute ligne de fuite, tout effet de perspective. Un corps à corps s’installe, dans une longue solitude, entre le site et elle. Cette vue courte et plate lui semble condenser derrière sa banalité apparente des indices plus virulents qu’une vue générale, inconsciemment organisée et codée au fil des méandres esthétiques qui structurent implicitement notre culture visuelle puis nos capacités de perception et de partage du sensible.
- Ici, chaque fragment photographique correspond à une enjambée. C’est une mesure du monde à l’échelle du corps, un journal, ce mot d’abord employé pour qualifier une mesure de surface de terre et de temps – ce qu’un homme et son attelage pouvait labourer ou faucher en une journée. Ce fragment est ensuite reproduit à son échelle réelle, puis juxtaposé aux autres, côte à côte, jusqu’à reconstituer le parcellaire du sol d’origine. Mais une reconstitution pour partie maladroite, car elle conserve souvent les traces des erreurs, des remords, des doutes, de l’épuisement qui assaille le corps au fil du processus.
- L’arpentage lui permet d’accueillir pourtant ce qui émerge spécifiquement ici. Et chaque image condense une totalité. Ce n’est jamais un simple coin du monde mais le monde entier qui est là, dans ses dynamiques enchevêtrées, luxuriantes et toxiques : École maternelle ou bibliothèque publique désertées de Prypriat à quelques pas de Tchernobyl, villages de Croatie après “ l’épuration ethnique ” menée par l’armée serbe, rivages des îles de Lesbos et de Chios où viennent échouer par vagues toutes et tous les contraints à l’exil, frontières désespérément infranchissables, forêts calcinées et silencieuses de l’ile d’Eubée….
- Une intimité paradoxale semble en résulter pour l’observateur : nous ne sommes plus spectateur d’une représentation plus ou moins exotique et qui ne nous concernerait que distraitement, mais impliqué dans un espace dont les indices ressemblent à ceux de notre quotidien – une poupée, une chaussure de femme, une photo d’identité, quelques tasses à café…, mais un quotidien à vif, ébranlé, lourd de menaces.

Forêt de l’ile d’Eubée (détail) 2021
Accompagner les résurgences Yves Citton (extrait)
En parcourant certains lieux de notre planète, Maryvonne Arnaud nous fait découvrir le passé en train de se faire – toujours visible, pas encore écrasé, pas encore compacté et enfoui. Les sols qu’elle déniche et qu’elle photographie sont encore à vif. Insolemment présents.
En photographiant les choses qu’elle trouve entre ses pieds, dans des lieux traumatisés, Maryvonne Arnaud semble avoir choisi une aventure solitaire. Pas de figure humaine dans ce journal des sols. Il n’y reste que des traces figées de présences suspendues, d’existences fossilisées. Des traces de pas dans la boue, profondément empreintes, que la pluie remplit d’eau sale. Des ossements d’animaux calcinés.
Quoi de plus solitaire que ces carapaces de tortues que les méga-feux laissent par centaines derrière leur passage ? Quoi de plus menaçant pour nos petits rêves de souveraineté individualiste ? Ces tortues portaient leur maison sur leur dos, croyant pouvoir aller partout en sécurité. Il leur suffisait de se retirer à l’intérieur de leur forteresse, d’en fermer la porte à tout intrus, et de se croire à l’abri. D’où peut-être le saisissement ressenti à la vue de ces carapaces calcinées jonchant le sol des forêts noircies de l’Eubée. Et si ces ossements gris sur fonds noircis traçaient à la surface des sols de notre présent les traumatismes de nos drames à venir, plutôt que les traces de nos vies passées ?
Ces sols cautérisés par des méga-feux montrent cependant tout autre chose que la perspective désespérante de nos effondrements à venir. La notion même d’effondrement nierait la persistance obstinée avec laquelle les sols photographiés par Maryvonne Arnaud font surface : loin de s’abîmer dans des affaissements sans fond, ils résistent à l’écroulement. Ils affirment une force qui n’a rien ni d’obscur ni de souterrain puisqu’elle porte à la lumière ce dont elle retient la chute.
La solitude de ces mondes traumatisés témoigne en réalité d’un inlassable pullulement des multitudes.
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