On se sent parfois dépaysé, sans pourtant parvenir à cerner ce qui nous désoriente dans ce qui se tient face à nous, irréductible à nos expériences précédentes. De nouvelles émotions prennent forme, encore chancelantes, fragmentaires, équivoques, qui pourront lentement gagner en consistance, se clarifier. Cette quête du dépaysement a été longtemps une expérience esthétique rare, une recherche méditative ou initiatique.

Mais depuis douze mois, nous vivons dépaysés tout en restant sur place. Comme si le sol sous nos pieds avait perdu de sa consistance habituelle. Notre cadre de vie semble désaccordé à ses soubassements, à nos usages les plus courants et aux complicités accumulées au fil du temps.

Devant cette alerte, il nous a semblé utile d’inviter à la rescousse des visions iconoclastes et ludique lors du cycle de performances artistiques et intellectuelles Ça Remue ! fin octobre dernier.

Nos complices sont siffleurs d’oiseaux, jardiniers, architectes, anthropologues, bergères et bergers, performeuses, philosophes, physiciens, écologues, capteuses d’échos, d’aubes ou de nuages, poètes et paysagistes…. Ils ébranlent nos perceptions habituelles des SOLS, des CORPS, de l’ATMOSPHÈRE pour faire émerger des usages plus appropriés du monde.

Local-contemporain publie cette somme d’intuitions rares sous le titre dépaysements. Nous sommes heureux de partager en avant-première avec vous ces quelques extraits :

EXTRAIT DU SOMMAIRE :

Alexandra Engelfriet : CORPS À CORPS

Au-dessous de la couche dominante de la pensée s’ouvre, couche après couche, un continent qui ne peut être exprimé en mots, mais seulement expérimenté. En pénétrant ces couches profondes se produit un phénomène merveilleux qui, au fond de moi, m’ouvre au monde, à une réalité plus entière. L’argile est cette réalité primordiale, antérieure au langage.

Johnny Rasse : DEVENIR INVISIBLE

Entrer en conversation avec un oiseau nécessite de se rendre totalement disponible et façonnable puisque mon corps, ma voix et mes résonateurs devront se redessiner pour accueillir ce chant. Mais cela procure un sentiment profond de plénitude et d’unité avec ce qui m’entoure. Je crois avoir cherché durant toute ma vie, et surtout durant mon enfance, l’ivresse de ce moment.

Catherine Grout : RESPIRER AVEC LA TERRE ET LE CIEL

Si nous nous caractérisons en tant qu’homo sapiens par notre verticalisation, nous ne tenons pas debout de manière tranquille. Nous sommes en relation avec tout ce qui nous entoure dans cette liaison gravitaire et anti-gravitaire terre-ciel avec un échange de forces et d’énergies. Notre relation à l’horizon n’est pas non plus tranquille. Ni aux nuages d’ailleurs.

Maryvonne Arnaud : LE PAYSAGE PREMIER

Pourra-t-on un jour revivre de paysages ? Pourra-t-on survivre de paysages ? Est-ce que les gestes d’accueil, les voix hospitalières, les odeurs, la douceur du soleil réveilleront le paysage ? Est-ce que les regards des enfants nés ici ou là, sans sol, nés entre, nés nulle part raviveront le goût du paysage ? Ces enfants qui ne savent pas le paysement, deviendront-ils des passeurs de paysages ?

Gilles Clément : UNE INVERSION DES PAYSAGES

Reprocher à une plante ou à un animal d’être là alors qu’il vient d’ailleurs, c’est ne rien comprendre à la réalité comportementale du vivant. Nous sommes soumis à un modèle culturel cloisonné, avec une vision fixiste totalement bloquée, où il n’y a pas d’issue. Cela traduit une incompréhension des mécanismes ordinaires de la vie et de l’évolution.

Daniel Bougnoux : DÉCOÏNCIDER

Nos vies se jouent à coups de dés : dé-paysement, dé-centrement, dé-localisation, départs… Nous sommes des êtres de désir et ce désir nous déchire, nous disloque, nous exile de tout paysage ou pays.

Bruno Caraguel : LA REMUE

Nous ne referons pas les villes, mais nous pouvons les rendre perméables aux vivants. C’est le choix d’un émerveillement qui n’est ni nostalgique ni passéiste, mais prospectif et innovant.

Pierre Janin / Thomas Mouillon :OBSERVER LES SOLS SOUS NOS PIEDS

Ancrage et nomadisme, rural et urbain, local et territorial, intellectuels et manuels, nous nous inscrivons dans le temps agricole des estives, le temps de la transhumance qui reste un formidable modèle..

Anaïs Tondeur : UNE TRANSPARENCE TROMPEUSE

Le Parlement des nuages transforme la salle d’exposition en prétoire. Un prétoire silencieux, comme en attente de verdict, où ce sont les nuages qui semblent devenus les témoins à charge, où ces entités transparentes sont reconnues pour leur place au cœur de l’équilibre du monde, garant du maintien de la respiration des corps.

Henry Torgue: LA GRANDE ÉCOUTE DU MONDE

Le bain sonore qui immerge nos vies ne se réduit pas à un habillage acoustique plaqué sur le paysage visuel. Dès le ventre de notre mère, l’ouïe est l’un de nos sens actifs pour appréhender le monde.

Jean-Christophe Bailly : BREF RETOUR SUR UN TITRE

Aussitôt que nous sortons du cercle de nos déplacements quotidiens, nous nous disposons à être dépaysés, projetés dans un autre espace et d’autres espacements, dans la position de l’apprenti qu’en fait nous ne devrions jamais abandonner.

Marc Higgins : LES SOUVENIRS DE VOYAGE DE DOUGLAS WHITE

Les Palmiers noirs de Douglas White sont au croisement de deux logiques jumelles d’exploitation intensive et aveuglée du monde. Ils nous invitent à nous allonger à l’ombre de la mondialisation touristique et de la domination de nos imaginaires. Ils ne contiennent aucun espoir.

Marie Chéné : TOUT AJOUT JOUE

L’écho nous renvoie, totalement ou en partie, ce qu’on lui a envoyé, et c’est comme s’il nous le redonnait tout neuf, comme s’il nous le faisait véritablement entendre. On lui propose un petit germe de langage et, d’un coup de revers, il vous fait la phrase complète.

Anne-Laure Amilhat-Szary : MOURIR DE PAYSAGE

Il n’est plus possible de contempler des lumières côtières sans penser aux drames migratoires qui traversent ces mêmes paysages.

Marie-Pascale Dubé : CETTE IMMENSITÉ RESSENTIE…

Plus je chante, plus j’ai le sentiment de revenir à quelque chose de déjà là et qui me surprend, qui ouvre et réveille des émotions déjà présentes en moi. Une pulsion de joie et une souffrance. C’est de l’ordre de la guérison. Je ne suis ni chamane ni guérisseuse, mais je sens qu’en moi, le chant me guérit.

Lora Juodkaite, Rachid Ouramdane : À CÔTÉ DU RÉEL

Pour moi, la giration reste une pratique quotidienne très simple. Ma conscience s’abandonne, je m’incline, et j’en suis reconnaissant. C’est peut-être pour cela que ce mouvement demeure en moi.

Jean-Pierre Brazs : LE MONDE EST D’UN USAGE DÉLICAT

Rien ne pouvant vraiment exister sans être dit, les mots du paysage ont une place à prendre, y compris dans le paysage lui-même.

Hervé Frumy : UNE NUIT SUR L’INACCESSIBLE

Un bivouac sur le mont Aiguille, vaincu le 26 juin 1492 par volonté royale. Accompagné de plusieurs corps de métier, Antoine De Ville y restera une semaine, le temps de dire une messe et de poser trois croix.

Ça Remue ! est une initiative de LABORATOIRE réalisée avec les soutiens de l’Idex Univ. Grenoble Alpes, du Département de l’Isère dans le cadre de paysage>paysages et de la Fondation Carasso sous l’égide de la Fondation de France.