Off-ground Chechens

Very few images reach us from Chechnya, a country that has been at war for more than ten years. In order to better understand what is going on there, Maryvonne Arnaud went to Chechnya twice, in 2004 and 2005. It was a difficult trip since the presence of foreign witnesses is forbidden.

She found a devastated country. Nothing but ruins are left of Grosny, the capital city which was bombed for months by the Russian army.There, however, in the midst of rubble and gutted buildings, men, women and children live in extreme precariousness.

In the photographs taken by Maryvonne Arnaud, the contrast between this end-of-the-world landscape and the dignity of the survivors is truly striking. She has chosen to display a long series of images, going from under-exposure to over-exposure, like a metaphor of the times where some facts stay hidden while others are given too much media coverage.She thus emphasizes, as Paul Virilio says, the fact that it concerns two ways of asphyxiating the facts : either censorship by too much light – a fatal dazzle for the liberal West or censorship by prohibiting any different representation – the radical concealment for totalitarianism.

The writer Abdelwahab Meddeb accompanies these images by a long narrative underlining the abyss between this apocalyptic world and the calm and solemn humanity of those who survive in obscurity.
“What do I see, except for people who continue to live, who want to live : they decide to be, as if they wanted to claim that they’ll never be the victims of the disaster suffered by their community”.

In 2008, the photographer went back to Grozny, in a rebuilt republic, but more impenetrable than ever. Like a theatre stage celebrating the power and the arrogance of the leaders, the capital was metamorphosed and the war erased. Maryvonne Arnaud also want to Poland and Turkey, in refugees camps, where Chechen families daily arrive, fleeing under the threat of a vengeance, and hoping to forget and to build a new life for their children.

These intertwined images now meet the words of the Russian writer Arkady Babtchenko, who was a soldier in Chechnya during the two wars of 1994 and 1999, and the words of the Chechen writer Soultan Iachourkaev, who took refuge in Belgium after the second war.
The photographer also recorded words during her travels, and they accompany the images of abused, refugees, floating, off-ground men and women.


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Commentaire de Marion Vivier (CHRD Lyon)

Tchétchènes hors-sol

Dès lors que la question du souvenir se pose, constate Susan Sontag, la photographie est plus incisive. La nouvelle installation photographique imaginée par Maryvonne Arnaud, dans la continuité des images qu’elle avait réalisées en 2004 en Tchétchénie et Ingouchie, offre tout à la fois une possibilité de remémoration des guerres tchétchènes et porte à notre conscience les conditions de vie d’hommes, de femmes et d’enfants aux souffrances désormais invisibles.

Dans leur première présentation, les images noir et blanc, prises en 2004, étaient soumises à un traitement chromatique volontairement binaire : quand la grande majorité d’entre elles s’offrait au regard grise et charbonneuse, certaines des images -éclaircies ou assombries à l’excès- mettaient en scène la disparition de leur sujet. Cette attention portée par la photographe, également plasticienne, à la matière, à l’objet photographique en sa forme compacte de mémorisation qu’il incarne, traduisait une réflexion sur la perte et la volonté de conserver l’essence de ce qui est perdu : l’instant de vie que la photographie a saisi.

Les visages souriants des enfants, les regards apparemment calmes des adultes, les mains croisées des vieilles femmes s’inscrivaient dans des espaces domestiques recréés qui disaient l’extrême précarité des situations et faisaient écho à « la ruine absolue de la ville », Grozny bombardée telle que la définit Abdelawahab Meddeb. Ces images étaient donc elles-mêmes les souvenirs des violences subies, rappelant un passé qui n’est plus et prévenant un avenir incertain. Titrée « Tchétchénie surexposée », l’exposition de Grenoble interrogeait l’image fugitive de souffrances non représentées et celle d’une guerre dévoilée par une actualité médiatique tout entière dédiée aux événements sanglants chargés de légitimer les exactions de l’armée russe.

La nouvelle installation du CHRD rend compte des récents voyages que Maryvonne Arnaud a effectués en Pologne et en Turquie dans des centres de réfugiés, mais aussi dans Grozny reconstruite, noyée sous le flot des portraits de Kadyrov et Poutine unis, truelle à la main, pour rebâtir la ville et, au-delà, la République. Une poignée d’années après, dans un contexte dit de normalisation, que nous montrent ces images ? Une capitale reconstruite, le temps enfin venu de la paix et du retour pour certains, la misère et l’attente infinie pour d’autres, réfugiés en Pologne et Turquie avec leurs souffrances désormais exilées et marginalisées ? On est d’abord surpris de constater que les images couleur de cette nouvelle campagne n’ont pas l’évidence plastique des premières : l’existence éternellement mise entre parenthèses des réfugiés, la méfiance des habitants de Grozny « pacifiée », le lustre de la ville nouvelle génèrent des images plus difficiles à interpréter. Pour déjouer cette difficulté, la photographe utilise deux procédés distincts et complémentaires. Tout d’abord, elle entremêle les images des deux campagnes, réveillant ainsi la mémoire du temps passé et celui des traces d’une guerre qu’on cherche à faire disparaître physiquement de l’espace urbain. Enfin, la signification des images dépendant de l’identification qu’elles suscitent chez le spectateur, Maryvonne Arnaud convoque les mots, la parole des Tchétchènes, le récit de leur vie, de leurs errances et de leurs souffrances, enregistrées par elle au cours de ses rencontres. Ces témoignages servent de fil conducteur à l’ensemble du parcours et vont jusqu’à prendre, parfois, la place des images. Si les photographies suscitent notre intérêt, nous invitent à réfléchir, convoquent nos émotions, le récit seul peut nous amener à comprendre ce qu’est aujourd’hui la République tchétchène et la vie de ses expatriés, de ces Tchétchènes hors-sol.

En dépit des discours officiels et d’une reconstruction de façade, alors que s’exerce un régime de terreur, une nouvelle violence est faite aux Tchétchènes. Celle-ci consiste à gommer les traces pourtant tangibles et innombrables de la guerre, déjà très peu présente -sans doute parce que non photographiée- dans nos consciences européennes. Invoquées pour dénoncer cette violence, les photographies de Maryvonne Arnaud disent le miracle de la survie et rendent possible le souvenir de la guerre.

Marion Vivier

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Texte original de Abdelwahab Meddeb

Des Tchétchènes

Pour Milana,

Que vois-je sinon des gens qui continuent de vivre, qui veulent la vie : ils décident d’être, comme s’ils tenaient à affirmer que jamais ils ne seront les victimes du désastre que leur communauté a subi.

Quand mes yeux pénètrent les images qui nous sont venues de cette guerre, j’assimile la ruine absolue de la ville à celle produite par la bombe jetée sur Hiroshima, sur Nagasaki, effet dévastateur qui ne devrait pas laisser une parcelle d’oxygène aux survivants, paysage urbain anéanti, amas de gravats, cratères d’eau noire, immeubles soufflés sur le parcours des rues, au périmètre des places.

S’éclipse de mon regard la réalité du pilonnage continu qui a criblé méthodiquement une ville qui a résisté pendant des mois. La durée est abolie. Dans mon imagination, le temps du siège et de la résistance s’oriente vers  le geste qui apporte la destruction intégrale en un instantané qui commande au doigt de pousser un bouton pour que se propulse vers une destinée programmée l’ogive dont l’éclatement dessine un champignon blanc qui monte vers les cieux et qui étouffe le vivant. Humains, arbres, bêtes brûlent jusqu’au sang et à la sève. Explosion qui dépossède le monde d’une de ses villes et de la sphère qui lui livrait son lot d’air.

Et pourtant la vie y est toujours palpitante, dans la pluralité des classes d’âges, enfants qui se jettent dans l’amour du jeu, jeunes filles qui ne se détournent pas de la coquetterie, de l’élégance, de la séduction, réinventées en un temps de pénurie, dames qui prolongent les gestes de l’échange et l’entretien du feu, grands-mères qui consolent, entre ce qui reste des poupées, transmettant le langage des marionnettes, théâtre pour invalides soutenus par ce qu’ils reçoivent, en réciprocité de vérité, machines qui consomment, sans se défaire de la jouissance, signe du vivant, qui sait agir avec ses déchets et ses restes, pudiquement laissés dans un hors champs dont on devine la portée tant la scène est exiguë.

Je vois ce qui manque à la ville réinvestie par les survivants parmi les siens dans ses ruines, lesquels ajustent leurs enseignes annonciatrices de cafés, de bars, de restaurants, de salles de jeux, tant d’espaces destinés à accueillir et avaler la vague des mâles, pourtant absents, corps happés par la montagne, dès que le décompte des ans rejoint une jeunesse capable de combattre.

A cette absence, il y a une cause, qui est celle des enlèvements. Des inconnus viennent la nuit frapper aux portes, inspecter les recoins d’intimité, à la recherche de garçons entrés dans l’âge qui peut les rendre participants actifs au refus d’abdiquer qui s’exprime par les armes. Alors pour éviter le rapt, ils fuient et deviennent les enfants des forêts, renouant avec l’immémorial qui donna à ce peuple sa force de résister depuis trois siècles, dans l’alternance entre les accalmies où il se reconstitue et les temps de crise où il préfère se consumer debout, actif, mobile, agile, allié de la nuit, passager de l’ombre, furtif, insaisissable, pariant le présent pour continuer d’être au futur, toujours participant au monde, malgré les pertes, et le sacrifice d’une portion appréciable de l’ensemble qu’il constitue.

Les deux guerres qui ont nourri l’actualité de la dernière décennie ainsi que les à-côtés, marges, latéralités, débords et prolongements des batailles, tout cela fit disparaître deux personnes sur dix, horreur d’un génocide non inscrit dans les consciences ni dans le calcul et le troc des politiques, d’un bloc à l’autre, soumis aux intérêts des Etats, lesquels ferment les yeux ici pour pouvoir les ouvrir ailleurs.

Je comprends que cette abomination injuste, immorale a horrifié quelques-uns, très peu nombreux, qui sont allés sur place, ont vu, ont alerté, ont crié, hurlé dans le désert du monde. Qu’ont-ils gagné sinon l’extraordinaire reconnaissance des témoins de l’épique, archaïques qui sont nos contemporains, j’y compte le salut de l’homme lancé par un vieux résistant solitaire rencontré sur un chemin de mule, dans la montagne, farouche, muré dans son orgueil, personnage d’épopée, n’interrompant son silence que pour articuler le nom d’un de ces vaillants, guerriers de l’image et du verbe, clamant justice, dénonçant le crime d’Etat, à partir d’une métropole d’Occident, à un jet de pierre de la chambre où j’écris, si près des photographies que mes mots accompagnent, tant marqué par la voix de la demoiselle tchétchène qui étudie à Paris, et que j’ai conviée dans notre appartement, elle parle, parle et sa parole pénètre le corps pour en sortir traduite dans le flux qui remue en certains segments de ce texte.  De tels vaillants savent que l’autorité qui reste dans le réflexe de l’empire et de l’Etat totalitaire s’exprime au fil de cette répression et de cette guerre, comme pour donner l’exemple à tous, aux peuples du Caucase, à d’autres dissidences virtuelles, non seulement dans les marges et aux frontières, ou à travers le kaléidoscope des ethnies mais jusqu’à l’intérieur de la Russie et de ses propres révoltes futures.

Et cette survie des femmes, des vieilles, des enfants, qui abrite aussi une part des hommes, je la vois dans la manière d’être de ces urbains sédentaires rendus à la façon nomade d’organiser l’espace, de s’y positionner, d’y prendre place, s’adaptant à une étroitesse qui a été peut-être celle de toujours, mais qui se trouve exagérée par un sort de déplacé. La scénographie qu’impose la réalité des camps est partout, dans les camps en effet, mais aussi dans ces lieux récupérés à l’intérieur du peu qui reste debout et praticable dans la ville, appartements suspendus entre deux béances, qui finissent par rencontrer deux chutes de bétons, mémoire des déflagrations et autres fenêtres arrachées, portes défoncées, balcons participant à une danse macabre qui simule le tâtonnement des aveugles dans des masses de pierres, de briques, de barres de fer, de coffres de béton qui ont été fixées à l’instant de l’instabilité qui les vit péricliter.

Ne pas craindre d’habiter la chute, affronter le danger d’être emporté avec un sol qui s’effondre, d’être écrasé par un plafond qui s’abat, ce sont des risques à prendre pour qui a décidé de résister par son seul retour au lieu qu’il fut obligé de quitter, sous l’intensité des salves ou, quand les armes se sont tues, sous la menace d’une soldatesque voilée par l’alcool qui inonde des cœurs perdus, sans attache, livrés au désarroi que procure la vente de soi à la mort, dépendance qui ne donne aucune borne aux fantaisies se présentant à qui affronte le manque de quelque accoutumance qu’aucun remède n’apaise ni ne suspend.

Alors les revenants s’engagent à affronter la corvée de l’eau, à retrouver le geste des ancêtres, seau plein que les femmes rapportent de la fontaine commune, en bifurquant du très lointain souvenir du chemin qui conduisait au four banal dont les traces percent dans les mémoires sous l’amas de décombres qui avait enseveli les attributs du confort moderne dont la ville était dotée.

Ils entreprennent aussi de réparer l’irréparable, comme tendre le plastique sur les ouvertures à défaut de vitre et de mastic, afin de se protéger du vent pour se restituer aux conditions d’une convivialité où le don s’exerce avec intensité, quelles que soient l’aridité et l’absence de produits engendrées par ce que la désertification a imposé, dévastation des jardins mitoyens de la ville, qui fait suite à l’atteinte politique qui a corrompu l’instinct propriétaire. Il n’empêche que dans ce monde de rien, la part du don reste inentamée, cela respire de tous les pores.

La musique des gouttes qui tombent du ciel me rappelle que ce paysage peut soudain, et même hors saison, être envahi par la gadoue et le froid, signes du corps qui souffre des souvenirs de guerre qu’aucune amnésie, ni aucun deuil ne dissipe. De droit, la ruse, la débrouillardise, la combine, le bricolage, font de tout un chacun voleur d’électricité, de gaz, comme Prométhée le feu, de quoi alimenter le poêle qui arde entre la cuisine et la chambre, hospitalier d’un samovar participant à l’arsenal d’un foyer recomposé pour préserver du froid, en maintenant vives des images itératives qui lancinent aux yeux de ceux qui, dans la simplicité d’un retour assumé, sentent en clair ou confusément qu’ils sont les guerriers qui défendent sans armes le totem invisible que leur seule présence érige.

Reste vive la mémoire des guerres dans la guerre et après elle. Nul besoin de remonter loin. Mais imaginez les mensonges qui ont été diffusés pour appâter les utopistes vers le départ pour un monde meilleur, Asie mineure à feu et à sang, c’était en 1920,  pendant la guerre des Turcs contre les Grecs, le massacre des Arméniens, terre présentée à ces Caucasiens comme asile des frères, précipitant les imprudents qui répondirent aux sermons des faux prêtres sur les routes, dont les fossés servirent de tombes pour recevoir les dépouilles des égarés qui sur le chemin ont flanché. Sans compter les rescapés qui, en parvenant sur les rives de la Mer Noire, découvrirent que le paradis promis était peuplé de forces démoniaques, qui avaient d’autres urgences, loin du souci que réclame l’accueil des étrangers qui se présentaient mus par un appel consanguin.

Que dire encore des massives déportations de 1944, décrétées par Staline nonobstant la résistance du pays aux Nazis et l’inscription dans sa mémoire que Tchétchène était le soldat qui planta le premier un drapeau rouge au cœur de Berlin ? Faut-il trouver vertu à ces déplacements violents en raison de l’expérience du retour vécue treize années après, comme pour donner à ce peuple une épreuve de plus où se jauge sa capacité de résister et de perdurer?

Jour de fête où les événements divergent, où les célébrations ne s’accordent pas. L’image ne donne aucune prise sur les consciences. Où les concordances s’interrompent, les symboles forcément séparent.

Sans geste, sans parole, l’irréconciliable s’instaure. Et celui-là ne provient pas de l’adhésion à une autre croyance en confrontation, sinon en conflit avec la croyance de l’ennemi. Même les actes de désespoir des activistes qui n’ont plus rien à perdre ne sont pas mimétiques d’une autre terreur qui intègre le territoire à sa mythologie guerrière, guerre contre l’injustice qui s’exerce sur des coreligionnaires ayant subi, comme ailleurs, tant d’affronts, tant d’humiliations. Où a-t-on entendu parler d’humiliation ? Nulle part dans les camps, ni dans les vestiges des villages rasés, ni le long des rues dont le réseau trace la trame de Grozny ruinée. Tel mot n’appartient pas au lexique de la contrée. La violence qui s’y entretient n’est pas réactive, elle est affirmation de soi, dans un contexte strictement local, d’enracinement autochtone, qui peut sentir et entendre ce qu’est un désir d’Europe. Nous n’avons pas affaire à des nihilistes, ni à des hommes du ressentiment, anti-occidentalistes.

Tel territoire, même dans ses actes les plus extrêmes, échappe aux causes fallacieuses. Il reste jusque dans sa vérité islamique imprenable aussi bien par ses ennemis déclarés que par des partisans réducteurs, aveugles, qui ne voient pas où croît en vrai le sujet d’amour et les raisons de mort qui projettent leurs frondaisons sur la tragédie qui unit et divise les êtres et les entités auxquelles ils appartiennent et desquelles ils peuvent s’affranchir.

Des fleurs de chardon que les chars écrasent sans en abolir le retour, telle serait l’actualisation de ce qui, depuis Tolstoï, court comme image, métaphore des Tchétchènes, maîtres de l’insoumission afin de conquérir le préalable de la souveraineté avant de cheminer à travers les alliances probables dans la vigilance critique à l’adresse des hiérarchies qui gouvernent la scène du monde, laquelle ne peut gagner son unicité que dans le consentement à la diversité, polyphonie pour un théâtre toujours en expansion, sans cesse à venir, emporté par un processus aussi bien ouvert à l’accélération des avancées qu’au ralentissement des marche-arrière. Le combat et la résistance des Tchétchènes, en se déployant dans cet horizon-là, contribuent à affiner notre avenir, entre la paix et la guerre. C’est en cela qu’ils nous concernent d’une manière aussi vitale que l’entretien de la multiplicité des langues, laquelle ne déroute pas la pratique d’une langue commune, mais la nourrit par la pluralité de toutes les origines qui viennent en caresser les rives.

Abdelwahab Meddeb

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Texte original de Arkadii Babtchenko 

Les yeux du soldat

 

Rien, plus que la guerre, ne bouleverse le rapport au monde. Elle inverse complètement l’échelle des valeurs, de haut jusqu’en bas. Ou, au contraire, de bas jusqu’en haut.

Personne ne revient de la guerre. Jamais. Les mères ne récupèrent qu’un pauvre ersatz de leur fils. Des petits fauves agressifs, méchants, aigris et acharnés contre le monde entier, ne croyant en rien d’autre qu’en la mort. Les soldats d’hier ne sont plus les enfants de leurs parents. Ils sont les enfants de la guerre, d’où n’est revenue que l’enveloppe corporelle. L’âme est restée là-bas.

Mais le corps, lui, est bien là, de retour. Et petit à petit, la guerre quitte cette coquille, par couches, écaille après écaille. Lentement, très lentement, le soldat d’hier, qu’il fût aspirant ou capitaine, se transforme : le pantin sans cœur, au regard vide et à l’âme calcinée devient quelque chose qui ressemble à un homme. La tension nerveuse retombe. L’agressivité s’éteint. La haine disparaît. La solitude s’éloigne.

La mort recule.

Tu oublies comment poser une mine, se déplacer dans la ville, contrôler l’espace. Comment déterminer, à l’oreille, la provenance d’un coup de feu et la distance qui t’en sépare. Ton corps oublie les automatismes du soldat. La tension permanente du corps se relâche. L’aptitude à tirer sans réfléchir disparaît. Comme celle de bouffer tout ce qui te tombe sous la main. Celle de ne rien bouffer du tout. De dormir dans la neige.

C’est la peur qui s’accroche le plus, qui reste le plus longtemps. Le corps a fait connaissance avec la peur sous toutes ses formes, de la peur ardente du combat avec l’adrénaline qui fait bouillir le sang dans les veines, à la peur glacée causée par le tir de mortier, qui paralyse les tripes. De l’attente permanente et épuisante d’un danger à la peur animale de la mort.

Et puis les rêves. La plupart du temps, rien de concret, juste un vide noir et pesant. Mais il arrive que ça soit plus concret. Et là, c’est pire. Tu bondis et tu cours, furetant pour saisir ton arme, tu essaies de sauter dans une tranchée sans comprendre où tu te trouves ni qui tu es. Alors tu te passes la tête sous un jet d’eau froide, tu te verses un verre de vodka glacée et… ne pas dormir, surtout ne pas dormir !

Puis le désespoir du réveil te tombe dessus. Tu ne sais pas pourquoi, mais tu as survécu. Pourquoi ?

Et finalement, ça aussi, ça disparaît.

A la place, des sentiments bizarres, inutiles, atrophiés font leur retour. Comme par exemple l’intérêt pour la vie, la bonté, la compassion, l’affabilité, la compréhension, la légèreté.

La dernière chose qui revient, c’est la faculté d’aimer.

Tu réapprends à vivre. A marcher sans regarder où tu mets les pieds. A marcher sur une plaque d’égout. A te tenir debout, bien droit, dans un espace ouvert. A acheter à manger, parler au téléphone, dormir dans un lit. Tu apprends à ne plus t’étonner de l’eau chaude qui coule du robinet, de l’électricité, de la chaleur d’un radiateur. A ne plus sursauter à chaque bruit trop fort.

Tu commences à vivre. En ne ressentant, tout d’abord, aucune joie et considérant la vie comme une faveur qui t’a été échue par une absurde pirouette du destin. De toutes façons tu as déjà vécu ta vie d’un bout à l’autre pendant les 180 jours où tu te trouvais là-bas, et les 50 années suivantes ne pourront rien y ajouter, ni rien en retirer.

Mais petit à petit ce jeu mensonger commence à te plaire. Tu commences, toi aussi, à te sentir membre de plein droit de cette société. Tu utilises un téléphone portable. Tu prends le taxi. Tu vas au cinéma. Tu t’attables dans un café, tu bois une bière. La greffe du masque du citoyen lambda prend bien, l’organisme ne la rejette plus.

Mais tu ne montres plus jamais ton vrai visage, à personne. Personne ne sait que tu n’es plus un homme. Les gens vont et viennent autour de toi, rient, leurs regards se posent et glissent sur toi, ils te prennent pour un des leurs, et personne – personne ! – ne sait d’où tu viens.

Tu n’aurais pas dû survivre, parce que survivre, c’est trahir. Et cette trahison t’isole du monde entier : et de ceux qui sont restés là-bas et de ceux qui vivent ici. Tu essaies constamment de retourner là-bas, mais cette page de ta vie est définitivement tournée.

Tu vis une solitude totale : tu n’es pas mort là-bas, mais tu n’es pas vivant ici non plus.

Et tu passes toutes ces années à attendre. Attendre quoi ? Toi-même ne le sais pas. Mais tu n’arrives pas à croire que tout est bien fini, sans autre conséquence pour toi.

Vingt, trente années peuvent passer, tu resteras d’abord soldat avant d’être écrivain, journaliste, mari ou père. Tu regardes le monde avec les yeux de la guerre, tu juges les gens à l’aune des valeurs de la guerre. Tu abordes les événements de la vie comme tu le ferais là-bas. Comme là-bas, il n’y a pas dans ton monde de demi-vérité, parce qu’il n’y a pas de demi-vie ni de demi-mort.

Une demi-vérité, ce n’est pas une petite vérité, c’est un énorme mensonge.

La guerre ne rend pas un homme meilleur ou pire. Mais elle élimine le superficiel et met à nu sa véritable nature.

Celle de gamins qui à 18 ans ont vu et compris ce qu’un humain ne devrait comprendre que dans ses vieux jours…

Il n’existe pas d’autres guerres. Seulement d’autres temps et d’autres lieux. Le « syndrome afghan » est le même des deux côtés de l’océan. La mort sera toujours la mort, et la vie toujours la vie. Et pour celui qui a combattu, il sera toujours plus simple de trouver un terrain d’entente avec son ancien ennemi qu’avec son voisin qui n’a pas vécu la guerre. Ce fut toujours ainsi et ça le restera à jamais.

La tactique change, les armes se perfectionnent, comme les procédés d’élimination des hommes, mais le fond reste toujours le même : la suppression de l’autre.

Deux vérités existeront toujours : la partialité et l’injustice. La boue existera toujours. Comme la trahison. Le crime.

Mais aussi l’honneur, le devoir, le courage, la conscience morale, l’exploit, la fraternité, le sacrifice de soi, la grandeur d’âme.

Ces valeurs oubliées, inusitées dans ce monde-ci seront pour toi à jamais fondamentales.

Dans notre histoire moderne il n’y a sans doute pas eu un jour sans qu’une guerre ne se déroule quelque part sur la planète. Elle peut être locale, civile, juste ou injuste, très médiatisée, très peu connue ou parfaitement inconnue. Aujourd’hui presque personne ne sait qu’en Angola se sont déroulés des véritables combats qui voyaient une division succéder à une autre, comme durant la seconde guerre mondiale. Et peu sont ceux qui se souviennent que plus d’un million de personnes ont péri au Rwanda.

Les Etats jouent à leurs petits jeux et déclarent tout et son contraire à propos des impératifs, de la prévention et de la défense de leurs intérêts. Mais c’est toujours le soldat qui trinque.

Toutes les guerres se ressemblent. Comme les yeux de tous les soldats.

Parfois, ces yeux traversent la foule et se fixent sur toi. Est-ce que tu es resté celui que tu étais ou bien es-tu devenu celui que, là-bas, tu haïssais ?

C’est alors dans le miroir de l’âme que tu regardes. Ton regard est fixé sur ton âme. Elle est dénudée.

Les yeux du soldat.

Ce sont les yeux de la guerre.

 

Arkadii Babtchenko

fragile-workshop

 

 

« fragile-workshop » is a networked collaborative process at an European scale, which aims to enrich the observation by associating different points of views from artists and philosophers scattered throughout Europe.

 

« fragile-workshop » doesn’t propose a research nor a classical exhibition, but a hybrid object opening on new horizons, reversing points of views and producing fulgurances through the association of heterogeneous elements. It aims to build a new form, close to hypertext, offering many different input levels, in order to obtain new elements of representation of society’s current mutation.

 

After a first workshop organized at the Ecole Sciences-politiques in Paris at the initiative of Bruno Latour, the exhibition in Cologne, at the invitation of plan-07, is the first public representation of « fragile-workshop ».

 

Behind the banal daily constat of the social precariousness, « fragile-workshop » attempts to spot the dynamics that more discreetly, weaken areas of existence until now preserved. Out of the un-binding of recognized and identified stable forms of time and space breached open by social insecurity, seems to radiate a force of aesthetic desecurization which overtly weakens our representations of the world.

 

 

Stories

Maryvonne Arnaud installs a man’s and a woman’s hand, palm out-stretched, etched in the floor of the new law courts of the Melun city built by Françoise-Hélène Jourda

By their great size, these images make it possible to enter the memories of one’s life, accumulated in the lines, in the intimate details of the skin or the tracks of previous wounds. But it’s an illusionary opportunity, since our exploration remains incomplete.

These offered palms, seemingly open as an interface between « I » and « the other », maintain the filiation with the primitive hands of the art at the dawn of humanity.When walking on these photographs set in the floor, one should remember this arrogant and disenchanted text by Jean-Paul Sartre, to conclude his biography:
« At the end, what’s left?
A whole man
Composed of all men
And as good as all of them
And no better than any. »

 




legend(s)

 

 

Legend(s) is a creation initiated in 1994 in Echirolles, a suburb of Grenoble, having to face a difficult coexistence of communities. The idea was then developed Sarajevo, at the time of the crazy logic of ethnic purification, then in Abidjan and Dakar, these suburbs of the world where coexistence was becoming unimaginable.

 

When elaborating « Legend(s) », Philippe Mouillon has in mind this sentence and the famous press photographs showing the women of so many countries in search of their lost son or husband, as well as this sentence from Gilles Deleuze: “We are always experiencing the confabulation of the other”.

 

He had witnessed city after city this new daily neighbourhood of a different scale, global, and he had felt an imperative to think out and invent new symbolic landmarks.

 

Legend(s) is a work of art in process: firstly, Maryvonne Arnaud portrays anonymous inhabitants. This gesture is achieved with such humility and such resolution that she is allowed to reach a rare quality of intimacy with the people she photographs. She tells them what she means to do straight away and quite simply. Her photographies are taken full face, quite close, so that each individual stands out freed from the social characteristics attached to this environment or clothes.

 

Ten portraits of men and five portraits of women are then chosen and sent to twelve writers who live further and further away from the place where the photos have been shot, as if on concentric circles framing the epicentre of the event.

 

The original prints, once in the hands of each writer, paradoxically generate intimacy as in a family album of unknown ascendants. Each writer, inspired by this proximity with the anonymous face can then write legends. All writers legend all the portraits: the result is a teeming multiplicity. This multiplicity is then recreated by associating the real-scale images and their legends.

 

Légende(s) carefully blends into amalgam the spectator’s fate, the writer’s experience of the world, and the impalpable reality of the photographed subject. Identity, usually understood as rooted, unique, sometimes atavistic, can be widened and diversified. Legende(s) thus opens a space where the singular can mix with the universal, allowing an insight in someone else’s thoughts. Someone else who is no longer a strange foreigner, but can be ranged among my folks.

 

ORIGINAL IMAGES BY Maryvonne Arnaud,

 

 

ORIGINAL TEXTS BY Velibor Colic´, Vidosav Stevanovic´, Abdelwahab Meddeb, Vaclav Jamek, Eqrem Basha, Ismaïl Kadaré, Jasmina Musabegovic´, Demosthenes Davvetas, Nédim Gürsel, Danièle Sallenave.

 

I know you can’t sleep at night; neither can I. I look for my lost generation. Most of us need time to live and dance, to play the dance of life rather than the dance of death, to find again what was lost and, besides, all that remains to be found.
In the shelters of Sarajevo, in the ossuaries of Srebrenica, under the boughs of Igman, I search for my generation, burnt to death.
Do not fear for my future. Help me find it.
Eqrem Basha

 

Close your eyes tight, as tight as you can, and imagine a rose. An ordinary rose, a red one, like those in the garden.
Remain thus for a while and then look again at reality.
Just like a soap bubble the imagined rose will vanish, with its leaves (where a few dew drops gleam) and so will its stem and the inconsolable sword-like thorns.
Of the rose nothing will remain but the scent, which will always enable us to close our eyes and dream this rose anew.
An ordinary rose, red, such as they grow in the garden, this rose I give you, unknown in Sarajevo.
Velibor Colic

 

In my eyes, the gloomy shadow of war. Must we live? Yes, we have to. But this life will be meaningless if, in peace, victims must be sacrificed again, the murderers rewarded again. This also depends on you who are staring at me.
Vidosav Stevanovic

 

A song of snow
behind the curtain of wind
Abdelwahab Meddeb

At first this child is handsome, with dark horizontal lines which frame his face, with his freckles, his dark eyes watching, with his long fringe scattered about. Is it a tiny chain, glinting in the hollow between his neck and left shoulder?
As handsome as a promise? The fringe however is slightly over refined, a little too sophisticated. He is a young western boy: one wouldn’t hesitate a minute to give him his skate board and walkman.
It is not evil to be a western boy. It is a mere dream of dignity and simple happiness, of comfort including toilet soap, when one has seen so many maimed limbs and so much rubble.
Besides what do we know of the child’s feet and hands? The promise is what we can’t see: the scar, the secret wound which perhaps he doesn’t know yet, the ingentive which will require him to achieve something.
Vaclav Jamek

 

Today there’s no school although it is Monday.
And yesterday we didn’t play basket-ball in the yard behind the blocks of flats.
The street is stripped and deserted. Last winter we cut all the trees.
It’s cold and it’s raining.
September has come again and again we have no school.
Velibor Colic

 

…They’ve opened our school again. Seated on our chairs we’ve counted ourselves. Hardly half of us are present. We’ve studied our mother tongue, physics and Latin…
Our school with broken windows, destroyed walls, cartridge shells, is surrounded by bags of sand. Today we’ve opened our school.
We’ve cleaned our yard from hatred and we’ve counted ourselves. We’ll go on…
Eqrem Basha

She is a mother. The milk that fed her children was the very substance of humanity.
The same for her body, when she was young. Her wrinkles today, her white hair, the aroma of the bread she baked, all this belongs to the human race. But there are offices, headquarters, clubs, secret meeting places where people think just the opposite.
Ismaïl Kadaré

 

How much suffering can a single eye encompass? And through how many horrid ordeals and evil trials can a single head be tested? Just like a bridge tested for its reliability.
Jasmina Musabegovic

 

He has gone away to somewhere else, singing a song whose sealed words have roamed among the ruins ever since the midst of times. Rising above the smoke and huddled together the souls eagerly look for the oxygen of this impenetrable song.
Demosthenes Davvetas

 

True, I saw little in Sarajevo, almost nothing. For instance I didn’t see the people queueing for bread under a shower of shells. Nor did I see the people killed while carrying water. Nor blood run and dogs drinking it. I didn’t see the neighbouring villages either, with their girls thrown into the river after they had been raped, nor the children run over by tanks, nor those tortured to death. No, in Sarajevo I saw nothing. Not even the little girl wounded by a sniper while she walked back from her mother’s burial. I suffered neither from hunger nor from fear. I didn’t see the people being driven mad living a nightmare from which they’ll never come out. I didn’t see the dead either, but I saw their tombs. The date of birth varied but that of their death was always the same. Because they had all died the last two years. I also saw the ruined houses, the post office building burnt down, and that crowd of cripples suddenly fill the streets. True, I didn’t see that war. But I saw its face. In Sarajevo, my love. I won’t forget.
Nédim Gürsel

 

Someone who has seen the war, one who has lived through the war, someone who has lost everything in the war and no longer hopes for anything, what does he ask for?
He doesn’t say: help me, listen to my complaint, come to my rescue.
He says: “Look at me” as a child does at nightfall.
Ringing in the cold silence, when totally forsaken, forsaken by all the powers and all aid, man’s final question in the distance echoes Job’s scream: “What sort of face was mine when my mother was not yet born? What sort of face is mine, if no one looks at me?”
Suffering is meaningless and will not be redeemed, people are unconcerned even in their demonstration of pity, the guilty will remain unpunished, and in the end, all will be forgotten.
He knows it.
Then he meets the gaze focused on him by the photographer’s lens.
But this gaze is in no way an answer;
it only makes visible, multiplied and heartrending, the last question of man, when he has relinquished all
“who am I when no one looks at me?”
Danièle Sallenave

It looks as if our faces now were only one.
As if our grief had become his.
So many times we went and so many times we came back.
The water we drink, the air we breathe, the soil we tread upon… The God we pray, the voice bursts from our throats…
Our beloved dead, our missing, our humiliated relatives…
Our sadness, our immense sadness.
It looks as if our faces now were only one.
His…
Velibor Colic

façades of sensitive papers

The village church in Péage de Roussillon overlooks the Rhone valley for centuries. A place with powerful memories, it is anchored in identities shared by everybody, whose symbolic function is however no longer questioned by the test of everyday life.

This church was stormed by Maryvonne Arnaud in 1987: standing on a high-lift truck parked a few meters away from the church frontage, she has for a few hours taken a comprehensive set of detailed shots. 110 images, approximately one metre square, taken from the front without vanishing lines, which recreated the whole façade.

But the rigour of this systematic shooting does not hide the weaknesses of the photographer, on the contrary it shows some loss of details, some spatial inconsistencies, and brings out the physical challenge of this long commitment.

These fragments are then reproduced full scale, then put together on a network of cables strung across the front of the building.

 


Far from recreating the original façade, the monumental work re-composes it in another spatial and temporal dimension: each puff of wind makes the 150 square meters of this façade of sensitive paper flutter in the wind and escape from gravity towards to live a new life with baroque hues!

 

Three years in a row, and in three different cities of the Rhône Valley, including Arles during the Rencontres Internationales de la Photographie, Maryvonne Arnaud systematically shoots the façade of a particular building, before delivering it to the Mistral wind.