Les Enquêtes de paysages

Inspirée des Ateliers-monde, la première session des Enquêtes de paysages intitulée Quatre siècles de paysages numériques ? s’est tenue le mercredi 21 octobre 2015 au Musée de Grenoble, à l’occasion de l’exposition paysages-in-situ , présentée au Musée de Grenoble et au Musée Hébert du 19 septembre au 2 novembre 2015, et prolongée jusqu’au 18 janvier 2016.

en présence de : François Jullien (philosophe et sinologue), Guy Tosatto (directeur et conservateur en chef au Musée de Grenoble), Laurence Huault-Nesme (historienne de l’art, directrice du Musée Hébert), Jean Guibal (directeur et conservateur en chef au Musée Dauphinois), Daniel Bougnoux (philosophe), Michael Jakob (historien et théoricien du paysage), Maryvonne Arnaud (artiste), Philippe Marin (designer numérique, docteur en science de l’architecture), Joël Candau (anthropologue), Guillaume Monsaingeon (philosophe et commissaire d’exposition), Alain Faure (politiste), Henry Torgue (sociologue, compositeur), Luc Gwiazdzinski (géographe, directeur de l’Institut de Géographie Alpine), Philippe Mouillon (artiste)…

Animée par Chloë Vidal (philosophe et géographe), cette première Enquête de paysages propose de renouveler notre regard sur le paysage, de se demander « ce qui a fait paysage » à l’heure de la vie numérique,

paysage numérique  extrait de paysages-in-situ (2015) latitude : 45,182 / longitude : 5,696

 

En préambule à ce séminaire, le cinéma Le Méliès à Grenoble, a présenté en avant-première le dernier film de Patricio Guzman, Le bouton de Nacre. La séance, introduite par Bruno Thivillier, directeur du cinéma Le Méliès, est suivie d’une conversation entre Patricio Guzman, Yves Citton (philosophe, professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’Université Stendhal de Grenoble 3) et Philippe Mouillon. 

Ce film mêle à merveille poésie et politique en utilisant la nature de façon étonnante et magique : on y trouve des paysages peuplés d’immenses glaciers silencieux qui côtoient des fjords majestueux –témoins immuables du passé, mais aussi des océans tourmentés et des planètes perdues dans l’infini des cieux étoilés. Ces images d’une nature sauvage et primitive, filmée comme celle d’une planète oubliée qui serait presque intacte et vierge, nous renvoient à un monde des origines où, peu à peu, au travers des photos en noir et blanc d’Indiens « fueguinos », émergent les visages méconnus du peuple qui manque.

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Martin Gusinde « Esprits du rituel Hain »   photographie (entre 1918 et 1924)

« Ces indigènes habitaient depuis des milliers d’années en Patagonie. Ils appartenaient à plusieurs groupes (les haush, kawéskar, et sélknam) et ils parlaient des langues mystérieuses. Ils étaient des nomades de l’eau. Ils se déplaçaient en canoë d’île en île, guidés par les étoiles »  Patricio Guzman

Puis François Jullien développe à l’auditorium du musée de Grenoble une conférence animée par Daniel Bougnoux et intitulée « Vivre de paysages » : « Le paysage est une ressource à la portée de tous car elle n’implique pas d’apprentissage. Dès lors qu’il y a mise en tension, corrélation, singularisation, il y a paysage. Le fait que le paysage soit local et fasse monde, soit porté par une totalité, c’est important pour le sujet ; le paysage ouvre le local sur son dépassement, c’est un tout du monde ; c’est essentiel à l’expérience contemporaine. » 

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Gustave Doré « Lac en Écosse après l’orage » peinture sur toile (1875 – 1878) Collection Musée de Grenoble

 « En quoi un paysage est-il donc exemplaire de la diversité à promouvoir dans le monde à venir ? Mais d’abord en ce qu’il fait paysage, si ce n’est précisément que l’on passe de l’extension morne – uniforme – de l’espace à l’intensité d’un lieu ? Car plus il crée de diversité et, partant, de tension, plus un paysage s’actualise : un paysage est cet extensif. C’est donc exemplairement qu’un paysage fait passer de la connaissance à la connivence, il fait basculer dans l’intime et la complicité, nous habitant en même temps que nous l’habitons. Qui ne sait combien un paysage est ressource ? Qu’on y puise indéfiniment. Que, par sa tension, il nous réactive et nous harmonise à la fois ? » François Jullien

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Guo Xi « Début de printemps » Encre et couleurs légères sur soie (1072) Collection musée de Taipei

« Regarder une chose et la voir sont deux actes très différents. On ne voit quelque chose que si l’on en voit la beauté…A présent, les gens voient des brouillards, non parce qu’il y en a, mais parce que des poètes et des peintres leur ont enseigné la mystérieuse beauté de ces effets. Des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. J’ose même dire qu’il y en eut. Mais personne ne les a vus et, ainsi, nous ne savons rien d’eux. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa. » 

Oscar Wilde Le déclin du mensonge (1928 page 56)

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Où se trouvait l’artiste quand il a peint ou photographié ce paysage ? C’est l’énigme que vous invite à résoudre un jeu mis en ligne sur le site paysages-in-situ, ou disponible gratuitement en téléchargeant l’application paysages-in-situ compatible avec tous les types de smartphones. Ce jeu vous propose de choisir une œuvre parmi quelques 300 peintures et photographies de paysages de l’Isère issues des collections du Musée de Grenoble, du musée Hébert de La Tronche, du musée dauphinois et de la bibliothèque d’études de Grenoble. Il consiste à retrouver la position exacte où se tenait l’artiste lorsqu’il a peint ou photographié ce paysage, et vous invite à réaliser à partir de ce point de vue une réplique en photographie ou en dessin ou avec un logiciel de cartographie numérique comme Street view.

Les meilleures interprétations furent exposées du 19 septembre 2015 au 18 janvier 2016, au Musée de Grenoble et au musée Hébert de La Tronche. Puis au terme du processus, des bancs seront installés sur chacun de ces sites géolocalisés grâce aux réponses obtenues, l’application paysages-in-situ permettant alors de comprendre la démarche des artistes et de découvrir les répliques de tous les participants.

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Comment raffiner nos perceptions ?

Tout semble clair et limpide dans le paysage, et pourtant tout est étrange dans cette notion quand on s’y attarde. On ne regarde sans doute pas le paysage aujourd’hui comme on le regardait autrefois, lorsque les individus étaient majoritairement des ouvriers de la terre, pasteurs ou laboureurs, ni même plus récemment lorsque notre rapport quotidien au monde extérieur ne transitait pas encore si fréquemment par l’écran d’ordinateur ou de téléphone mobile.

Ce mot « paysage » est apparu tardivement dans les principales langues européennes et sensiblement à la même époque (vers 1510), comme si pendant très longtemps les femmes et les hommes qui ont habité et pratiqué le territoire avant nous n’avaient pas ressenti le besoin de nommer ce lointain des environs. Le mot est employé pour la première fois en Europe plusieurs années après l’apparition des premières peintures de paysage (réalisées aux alentours de 1495), et le mot « paysage » traduit d’abord une représentation peinte avant de devenir une « portion de nature qui s’offre à la vue de l’observateur», selon la définition du dictionnaire Le Robert. Cette définition est, elle aussi, étrange car elle suppose l’extériorité du spectateur, c’est-à-dire le face à face entre de la nature offerte, et un observateur retiré du paysage, sur lequel il apporte un point de vue, qu’il observe sans s’y inscrire. Sommes nous si sûr de ne pas être inscrit dans l‘écosystème du milieu que nous observons ?

Paysages-in-situ tente d’aiguiser notre attention individuelle portée au paysage, et de raffiner nos perceptions collectives en les échangeant, en comparant celles des uns avec celles des autres – marcheurs infatigables ou contemplatifs postés à la fenêtre, habitants de longue date ou touristes de passage, natifs d’ici ou héritiers d’autres paysages, cueilleurs de champignon ou photographes…. Il s’agit, en quelque sorte, de contribuer par le jeu à rendre chacun d’entre nous virtuose en paysage.

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Vue prise à Saint-Egrève, près de Grenoble, Jean Achard, 1884, huile sur toile 147 x 229 cm (collection Musée de Grenoble)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation du processus :  

Paysages-in-situ est un jeu à portée de tous et offert à tous – marcheurs infatigables ou contemplatifs postés à la fenêtre, habitants de longue date ou touristes de passage, natifs d’ici ou héritiers d’autres paysages, cueilleurs de champignon ou photographes….

Paysages-in-situ est une invitation : invitation à découvrir, observer et comparer les œuvres conservées dans les musées de la région grenobloise, puis à les localiser en allant vérifier dans le paysage réel l’emplacement où se tenait l’artiste, il y a 150 ans, alors que tout a changé dans cet environnement et que le peintre avait sans doute déjà trié et composé à l’époque entre le beau et le laid, le lumineux et le clair-obscur, le fragile et le grotesque.

Environs 200 peintures et 100 photographies anciennes sur plaques de verre composent ce jeu de paysages. Elles sont assez peu présentées au public (10% seulement des œuvres sélectionnées sont issues des expositions permanentes). Il s’agit d’oeuvres provenant des collections du musée de Grenoble, du musée Hébert, du musée Dauphinois, ou de la Bibliothèque de Grenoble, et représentant des paysages appartenant à notre territoire alpin proche.

Ce jeu de paysages invite ensuite chacun à composer une réplique de la vue originelle à l’aide de tous les outils disponibles, des plus nouveaux, comme ceux de la cartographie numérique, aux plus classiques comme le crayon ou la photographie. Nous ne sommes pas si loin des copies exécutées par les amateurs dans les musées de la fin du XIX siècle. Mais là où l’approche par la copie est vécue aujourd’hui comme une discipline asservissante, notre proposition d’interprétation du paysage à l’aide de tous les outils accessibles permet d’associer sans réserve tous les publics, celui des jeux vidéo, des réseaux sociaux, des imageries de synthèse, de la cartographie numérique, de la photographie, du dessin, de l’écriture…. Ce choix pragmatique permet de croiser les esthétiques en créant des tensions dynamiques.

Paysages-in-situ offre ensuite à tous d’exposer publiquement sa réponse, lors d’une double exposition du 17 septembre 2015 au 18 janvier 2016, au musée de Grenoble et au musée Hébert.

Puis à l’automne 2016 chacun pourra venir s’asseoir sur un banc implanté très précisément grâce à la qualité des localisations issues du processus collaboratif, et pourra consulter sur sa tablette ou sur son téléphone toutes les informations disponibles sur cette œuvre et découvrir les répliques inventées par les participants.

Nous pouvons imaginer des situations où le banc trouvera facilement sa place dans le site, favorisant le va et vient entre le passé et le présent, entre le paysage saisi dans l’oeuvre originale et le paysage d’aujourd’hui. Mais il est probable que certains sites se révéleront si bouleversés que l’inscription physique d’un banc à cet emplacement précis apparaîtra étrange, incongru, ou sera simplement impossible. Cet aléa ouvrira un nouvel espace dynamique de réflexion collective sur la condition contemporaine de notre environnement quotidien.

 

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Le mur des controverses de paysages-in-situ, au musée de Grenoble (octobre 2015)

 

 

 

 

 

 

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Le mur des controverses de paysages-in-situ, au musée de Grenoble (octobre 2015)

 

 

 

 

 

 

 

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Le mur des controverses de paysages-in-situ, au musée de Grenoble (octobre 2015)

Paysages-in-situ est une proposition de Laboratoire sur une idée de Philippe Mouillon, réalisée en partenariat avec > le musée de Grenoble > le musée Dauphinois > le musée Hébert > la Bibliothèque municipale de Grenoble > le musée de l’Ancien Evéché, la Maison de la Nature et de l’Environnement > Grenoble Office de Tourisme > le CAUE de l’Isère > le Laboratoire de recherche CNRS-PACTE > l’Éducation Nationale (DSDEN de l’Isère et DAAC).
Paysages-in-situ, dispositif d’innovations populaires autour des paysages, est réalisé avec les soutiens > de la région Rhône-Alpes > de Grenoble-Alpes-Métropole > du Département de l’Isère > de la ville de Grenoble > du Ministère de la Culture et de la Communication, dans le cadre des appels à projets numériques culturels innovants > de la Maison des Sciences de l’Homme-Alpes, au titre de son programme 2015 sur les humanités numériques > de l’UMR LITT&ARTS de l’université Grenoble-Alpes et du CNRS au titre du programme AGIR-PEPS “Écologie des médias”.
 

une Collection de collections

La Collection de collections est réalisée grâce à la participation aléatoire de nombreux collectionneurs. Cet aléa, qui constitue le soubassement du projet, résulte d’une invitation lancée par l’intermédiaire de modes de communication suffisamment flottants (affiches, journaux locaux, journaux gratuits, télévision, tracts, rumeurs, réseaux sociaux, …) pour s’infiltrer par capillarité dans des milieux sociaux et générationnels hétérogènes. Jeunes ou vieux, riches ou pauvres, hommes ou femmes, la posture du collectionneur traverse en effet les milieux sociaux et les générations et c’est cette discordance symbolique qui apparaît ici fructueuse.

La Collection de collections se développe discrètement durant quelques mois et permet lentement de réunir des formes de collections inattendues. La puissance poétique du résultat repose en effet sur cet accueil sans réserve, cette hospitalité offerte à tous les collectionneurs souhaitant participer. Chacun apporte son monde, car la collection est souvent la cristallisation d’une obsession poursuivie avec opiniâtreté durant de longues années. Durant cette traque, chaque collectionneur a aiguisé son regard, approfondi la séduction intuitive des premiers objets réunis au profit d’un savoir de plus en plus raffiné au fil de l’accumulation de cette série d’objets, une fidélité accumulative qui lui impose de penser pour classer, hiérarchiser, échanger. La Collection de collections est ainsi plus finement une collecte de mondes intimes.

 Ces imaginaires collectés sans souci hiérarchique sont ensuite inscrits à l’intérieur de cabinets de curiosité d’échelle urbaine installés en pleine rue. L’assemblage de ces disparités est un jeu d’équilibre et de tension où l’éblouissement devant cette ivresse proliférante de mondes propres doit être entretenu avec soin. La Collection de collections repose sur la fertilité de l’inattendu, des relations dynamiques entre ces imaginaires hétérogènes rapprochés en voisinage.

Ces cabinets de curiosité sont constitués d’espaces vitrés. L’installation urbaine est suffisamment intrigante pour susciter la curiosité et attirer les passants. A l’intérieur de chaque cabinet, le visiteur découvre une mise en espace singulière, valorisant les objets collectionnés, approfondissant leur potentialité, leur originalité, ou à l’inverse, révélant les formes stéréotypées. Le visiteur peut entrer dans la plupart des espaces afin de s’immerger dans chaque collection, reflets de l’originalité de chacune de nos vies.

Ces collections forment un ensemble plus ou moins étrange qui intrigue, attire l’attention et suscite la parole. Ces objets collectionnés sont en quelque sorte des générateurs ou des accélérateurs de conversation. En ce sens, la Collection de collections constitue une invitation à la promenade dans le foisonnement des imaginaires humains et des altérités.

 

EXTRAITS :

Intérieur de collectionneur (image M.Arnaud)

Daniel Bougnoux : Tenir aux objets

(extrait)

Le collectionneur, devant l’immensité du monde, réduit celui-ci à une maquette, à un petit monde dont il est l’ordonnateur et le démiurge. Cette notion de démiurge me paraît coller au geste collectionneur. Ce qu’il y a d’inacceptable, d’asocial, de scabreux dans le désir se trouve ainsi finalement castré au sens de la psychanalyse, pour atteindre à un ordre symbolique, un ordre supérieur voire parfois religieux car il y a un côté assez religieux dans la clôture presque monacale de la collection et des élus qui y entrent. Le collectionneur crée une règle qu’il s’impose à soi-même, et par laquelle il se coupe de quantités d’autres vagabondages, désirs ou rencontres…

Cahier d’écolier des années 60 (Collection Henri Merou)

Yves Citton : Etre collectionné par les algorithmes ?

(extrait)

La vraie folie n’est à localiser ni chez les collectionneurs, ni chez ceux qui se moquent d’eux. Elle est au cœur du cercle incestueux articulant attention et valorisation. Si je suis conduit à valoriser ce sur quoi porte mon attention, alors mes « valeurs » vont dépendre directement des circuits en charge d’attirer et de nourrir mon attention. (…) Dans cet univers d’industrialisation du désir, le collectionneur est peut-être encore le moins fou de tous. Au moins, lui, il suit sa folie, plutôt qu’à se laisser absorber dans celle de l’essaim médiatique.

Affichettes d’animaux perdus (Collection Alban de Chateauvieux)

Maryvonne Arnaud : Un digitabuphile ?

(Extrait)

Quelle part d’intime recèle une collection ? Est-ce une manière de se raconter ? De parler de son enfance ? De son grenier ? De ses rêves ? De ses manques ? De ses angoisses ? Se sent-on dépossédés d’un bout de soi quand on se sépare de sa collection ? Peut-on organiser sa vie autour d’une collection ? Peut-on se satisfaire d’une seule collection ? Les collectionneurs sont-ils toujours en manque ? Sont-ils toujours à la recherche de nouveau ? Est-ce un espoir de retrouver son enfance ? Une lutte contre la disparition, contre l’oubli, contre l’obsolescence des objets ? Est-ce un rejet du monde marchand ? Est-ce le besoin de laisser une trace ? 

Tête réduite Jivaro (Collection A. de Galbert)

Antoine de Galbert : Portrait du collectionneur en chien truffier

(Extrait)

Comme une bibliothèque, une collection n’a pas de hiérarchie et croise différents domaines d’intérêt. Ce n’est qu’avec les années qu’on se rend compte qu’il existe une cohérence et que tout cela se rejoint. Le collectionneur est souvent quelqu’un qui est envié, qui a une image sociale d’argent, de réussite, d’intelligence. En réalité, c’est plutôt un drame de collectionner, c’est quelque chose qui est tellement compensatoire, tellement utopiste, tellement déprimant. On le sait tous, au-delà du fait qu’on puisse avoir de l’argent ou pas, car ceux qui n’ont pas d’argent collectionnent autre chose, des capsules de bouteilles de bière… mais c’est le même processus. Il y a quelque chose qui est sans fin et qui ne résout rien, c’est une usine à manque, puisque plus on achète, moins on a, plus on génère des manques…, c’est une absurdité en réalité de collectionner. Il y a aussi des moments merveilleux sinon, évidemment, je ne collectionnerais pas, mais c’est très angoissant.

 

Détail d’une Collection

Patrice Meyer-Bisch : Fragments du monde, fragments de soi

(Extrait)

Pourquoi cette solitude du collectionneur ? Peut-être parce qu’il est face à des fragments. Ce mot me paraît essentiel ici : le fragment par définition implique une cassure et nous dit quelque chose d’une unité, mais une unité qui reste à trouver. Chaque objet est un fragment, la collection n’est pas un monde mais une maquette, une reprise, un recollage… Je ne dirais pas une violence faite aux objets car cela supposerait que les objets aient une nature : les objets, sont eux-mêmes bricolés à l’origine pour un usage, et les suspendre pour les raccrocher, les rebricoler autrement, c’est une nouvelle présentation pour une nouvelle interprétation. Mais quel est le type de valeur qui est recherché dans ce recollage ? On recherche une jointure, des correspondances entre les fragments, et certaines jointures « collent », d’où le mot de « collection ».

Vente aux enchères (Sotheby’s)

Guy Tosatto : Raisonner, rassembler

(Extrait)

La responsabilité du conservateur est de discerner les formes qui ne répètent pas, ou pour le moins qui enrichissent le langage artistique contemporain. Par rapport à un collectionneur privé qui va raisonner en fonction de lui, de son histoire, du lieu dans lequel il se trouve, un conservateur dans un musée va prendre en compte ce qui a été acquis, ce qui constitue les grands axes de la collection, et à partir de là envisager d’une part ce qui peut être complété, les lacunes à combler, et d’autre part voir ce qui peut être développé, en préservant la personnalité de cette collection, puisque chaque collection a une personnalité différente.

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Cette installation urbaine est réalisée grâce à la participation aléatoire de nombreux collectionneurs. Jeune ou vieux, riche ou pauvre, homme ou femme, la posture du collectionneur traverse en effet les milieux sociaux et les générations et c’est cette discordance symbolique qui apparaît ici fructueuse. La puissance poétique du résultat repose en effet sur cette hospitalité offerte à tous les collectionneurs souhaitant participer. Chacun apporte son monde, car la collection est souvent la cristallisation d’une obsession poursuivie avec opiniâtreté durant de longues années. Durant cette traque, chaque collectionneur a aiguisé son regard, approfondi la séduction intuitive des premiers objets réunis au profit d’un savoir de plus en plus raffiné au fil de l’accumulation de cette série d’objets, une fidélité accumulative qui lui impose de penser pour classer, hiérarchiser, échanger.

Ces imaginaires collectés sans souci hiérarchique sont ensuite inscrits à l’intérieur de cabinets de curiosité d’échelle urbaine installés en pleine rue. La Collection de collections repose sur la fertilité de l’inattendu, des relations dynamiques entre ces imaginaires hétérogènes rapprochés en voisinage. Le visiteur peut entrer dans la plupart des espaces afin de s’immerger dans chaque collection, reflets de l’originalité de chacune de nos vies.

Ces objets collectionnés sont en quelque sorte des générateurs ou des accélérateurs de conversation. En ce sens, la Collection de collections constitue une invitation à la promenade dans le foisonnement des imaginaires humains et des altérités. Espace d’hospitalité, cette collection de mondes propres régénère l’espace public en suscitant rencontres et échanges. Elle embrouille, dénoue et fluidifie les hiérarchies établies et couramment admises entre l’œuvre et la marotte, le grand art et l’art populaire, l’espace intime et l’espace public, le spécialiste et l’amateur. Elle propose de rendre visible et de faire circuler des paroles qui ne sont pas entendues, des pratiques qui ne sont pas attendues, des intuitions qui ne sont pas considérées.

C’est sur le front de la territorialisation d’un espace public organique que la Collection de collections apparaît porteuse d’une actualité. Car si aujourd’hui de nombreux citoyens apparaissent dépris des représentations politiques classiques, ils sont pourtant attentifs aux mutations sociales et urbaines contemporaines et participent quotidiennement de nouveaux agencements.

C’est un paradoxe momentané de notre époque : derrière l’apparence d’une attention flottante, d’un désintérêt pour la chose publique, une nouvelle citoyenneté est particulièrement active dans les réseaux sociaux numériques et transforme aujourd’hui l’Internet en espace public contributif, de mise en commun, d’échange, de mobilisation ou d’action alternatives. L’espace public classique semble délaissé, quand l’espace virtuel est désormais massivement investi par des sujets qui ressentent le besoin de s’approprier leur vie, de la prolonger en la donnant en partage, de l’accomplir et la ressourcer en lui donnant une présence élargie.
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EX-VOTO

À 2000 mètres du Vieux-Port, le tunnel prolongeant le boulevard National joue, pour le troisième arrondissement de Marseille, un rôle de porte et de lien avec les autres quartiers de la ville. La voie de chemin de fer agit comme une frontière physique et symbolique puissante entre le quartier haussmannien de Longchamp et le quartier populaire très dégradé du boulevard National.

Chaque jour, d’innombrables piétons, cyclistes ou automobilistes affrontent cet espace, car la traversée inquiète, embarrasse ou affecte. Mais elle peut aussi détacher le passant de sa vie quotidienne, pour l’entraîner dans une expérience nouvelle. Si le lieu inquiète et repousse, il peut aussi, selon l’imaginaire de chacun, évoquer la grotte de Lourdes, la voûte céleste, la caverne de Platon ou un théâtre d’ombres.

Invités à Marseille pour l’année Capitale 2013, Maryvonne Arnaud et Philippe Mouillon ont choisi d’amplifier ces potentialités pour obtenir une dramaturgie d’échelle urbaine qui impulse des trajectoires inattendues, lignes d’erres buissonnières, fugues indéterminées. Le geste artistique profite des différences sociales et générationnelles, symboliques et esthétiques, pour les mettre en scène et les inviter à se côtoyer.

Comme tant de grottes naturelles transformées en sanctuaires, ce tunnel devient ainsi le réceptacle d’ex-voto contemporains qui puisent bien au-delà de la tradition locale, et traversent les cultures, les systèmes symboliques et l’histoire pour bâtir une poétique de bricolage, assemblage de mots, fragments d’espoirs et de peurs, tremblements incalculables, fulgurances fragiles.

Chaque vœu collecté auprès des passants est en quelque sorte une dédicace, un don individuel offert à tous : j’offre à ma ville et à mes proches, et à tous les inconnus, un souhait publiquement inscrit et partagé ici, avec tous, dans une même communauté ouverte au nouvel arrivant et héritière des récits noués là précédemment.

Ces vœux traduisent les doutes, les espoirs et les peurs de nos contemporains. En voici quelques exemples :

J’aimerais respirer sous l’eau.

Je voudrais une vie normale, comme les autres.

Quand je serai grand, je voudrais ne pas aller en prison.

Voir le bout du tunnel, trouver la sortie.

Remonter le temps, recommencer avec ce que j’ai dans la tête maintenant.

Qu’on me donne vingt ans de plus à vivre.

J’aimerais une augmentation de salaire.

Me vider la tête, penser à autre chose.

Je voudrais que les garçons me trouvent belle.

Avoir une autorisation de travail.

Je voudrais retrouver l’étoile brillante que j’ai perdue ici.

Je voudrais que l’humanité sorte du chaos, vite ! Moi y compris.

Et voici quelques traductions en ex-voto contemporains :

 

 

 

 

 

 

 

L’originalité de l’installation Ex-voto, au-delà de la grande présence de l’œuvre disséminée dans le tunnel National, réside dans le caractère systémique du nœud d’échanges sociaux et de croisement d’imaginaires mis en place à l’occasion de l’oeuvre installée. Cette stratégie d’inscription de l’originalité de chacune de nos vies dans un contexte local, combine en effet une mémoire territorialisée, notamment celle des bombardements de la seconde guerre mondiale, à des usages déterritorialisés et amnésiques, ceux des nouveaux usagers. Elle tente de revitaliser la métropole, comme le croisement génétique et le renouvellement générationnel le font depuis l’aube des temps, afin de produire un tissu local organique, singulier et singularisant.

Parce qu’Ex-voto se veut une œuvre individualisante et incluante, elle ne s‘appuie pas sur une identité de quartier, toujours excluante. Chaque vœu est en quelque sorte une dédicace, un don individuel offert à tous : j’offre à ma ville et à mes proches, et à tous les inconnus, un souhait publiquement inscrit et partagé ici, avec tous, dans une même communauté ouverte au nouvel arrivant et héritière des récits noués là précédemment.

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EX-VOTO est une curiosité d’échelle urbaine proposée par Maryvonne Arnaud et Philippe Mouillon, et réalisée en collectant les vœux d’habitants de Marseille, au fil des rencontres. Cette proposition s’inscrit dans le programme “ Quartiers Créatifs ” conçu et porté par Marseille-Provence 2013 avec le soutien financier de la Fondation Logirem, de Logirem, de la Caisse des  Dépôts et Consignations, du Fonds Européen de Développement Régional, de Marseille Provence Métropole et de la ville de Marseille. Une production de Marseille-Provence 2013.

Conception plastique et conception urbaine Maryvonne Arnaud, Philippe Mouillon; Régie générale, Pierre Auzas; Conception technique, Marian Janda, Michel Arnaud; Conception graphique, Pierre Girardier et Philippe Borsoi; Médiation de proximité, Cendrine Chanut.

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