Jan 18, 2024 | Laboratoire fr

Les présences (copyright P.Mouillon 2024 )
Memento vivere est une recherche prospective, qui deviendra publique au printemps 2025 sous une forme hybridant la création contemporaine et la recherche en sciences sociales. Elle poursuit nos travaux antérieurs autour du vivant et des vitalités, sous un nouvel angle. Car l’art demeure un outil puissant pour recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et le grand cycle du vivant.
Il peut nous aider notamment à admettre combien les générations disparues composent notre matrice, combien nous menons toujours notre vie, accompagné par leurs mots et avec leurs outils. C’est ainsi qu’elles nous socialisent et nous humanisent. Il s’agit d’une fonction sociale vivace, c’est à dire agissante dans le monde des vivants. Aucune civilisation n’existerait sans cette transmission des mots et des savoirs, des symboles et des outils.
Rien de nécrophile dans cette recherche mais, à l’heure de l’anthropocène et de l’effondrement des équilibres écosystémiques, la volonté de questionner et recadrer nos vies, de les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et dans les dynamiques enchevêtrées du vivant.
> Opus 01 : Les Présences
La première action publique prendra place au voisinage des deux fosses communes du cimetière du Petit-Sablon, sur la commune de La Tronche, qui accueillent des anonymes, des indigents, des sans-familles-connues et des personnalités irréductibles qui firent le choix d’être inhumés ici par pure conviction, défiant ainsi l’ordre social pour l’éternité. Elle s’intitulera Les Présences.
Philippe Mouillon reprend ici le vocabulaire des portraits photographiques reproduits sur porcelaine, présents dans de nombreux cimetières, où ils témoignent de l’ordre social et familial d’autres époques. On feuillette ainsi tout un écosystème social, un mille-feuille de présences éteintes qui évidemment nous affectent. Car malgré les alignements, une ordonnance d’apparence immuable, les cimetières sont des lieux de désordres, désordre affectif bien sûr, mais déroute plus abyssale encore devant l’évidence de notre insignifiance. À l’œuvre partout et pour tous, nantis ou indigents, l’irrésistible dissolution silencieuse de ce qui fut une vie dans l’impalpable.
En quelques décennies, ces portraits deviennent si érodés par les cycles d’intempéries et la puissance corrosive des rayons solaires qu’ils en deviennent illisibles. Ils semblent gommés par l’excès de lumière ou rongés par l’humidité et les micro-organismes. La texture chimique se décompose en une colorisation exténuée, parfois absurde ou extravagante. Les individualités se dissolvent ainsi et s’effacent lentement, ce qui est d’autant plus troublant que la photographie atteste évidemment que cette existence fut pourtant vécue, avec son quotidien ordinaire de joies et de peines, ses passions et ses drames. Mais en se dissolvant, ces images ne conservent plus la trace d’une existence singulière mais témoignent pourtant d’une présence.
C’est cet anonymat des individualités dissoutes dans une humanité commune qui sera ici amplifié, en un vaste livre de porcelaines qui nous détachera du continuum de la vie quotidienne pour évoquer un présent plus profond où survivent des présences.

copyright Philippe Mouillon
Opus 02 : D’autres artistes seront invités à intervenir au fil des mois dans les cimetières de l’agglomération grenobloise. Le premier artiste en résidence sera Rachid Koraichi. Outre un Jardin de mémoire réalisé dans le cadre du Festival des Jardins de Chaumont, Rachid a notamment pris l’initiative de concevoir Jardin d’Afrique en bordure de Méditerranée afin d’accueillir les corps de migrants disparus en mer et leur assurer ainsi une mémoire digne d’être pleurée.
Avec les soutiens du ministère de la culture (Drac Auvergne Rhône-Alpes), de la région Auvergne Rhône-Alpes – dans le cadre des appels à projets Mémoires du XXI siècle, du Département de l’Isère, de la Ville de La Tronche
Fév 19, 2012 | Laboratoire fr

répliques est une installation lumineuse et pérenne, conçue par Philippe Mouillon, qui puise son inspiration dans la tradition des jeux d’ombres et de lumières de l’architecture arabe, pour l’enrichir de l’imaginaire d’artistes contemporains originaires du monde entier.
Elle est située en plein cœur d’Alger, dans le ventre de la ville : le fameux Tunnel des Facultés.
Lorsqu’il pénètre dans le tunnel, à pied ou en voiture, le passant s’immerge dans une œuvre immatérielle englobant totalement sa perception. Cette installation est greffée sur le réseau d’éclairage public d’Alger, afin de s’allumer automatiquement et de composer ainsi d’heure en heure une mise en scène nouvelle.
Conçues par des artistes dont la recherche formelle et symbolique porte sur l’ombre et la lumière, ces graphies de lumière ont traversé la planète pour venir inscrire ici, dans le centre symbolique d’Alger, un imaginaire proliférant, à la fois singulier et universel. Les artistes invités sont Rachid Koraïchi, Daniel Laskarin, Farid Belkahia, William Kentridge, Gonçalo Ivo, Ene Kull, Ammar Bouras, Liz Rideal, Pinaree Sanpitak, Jyoti Bhatt, Richard Prince, Abderrazak Sahli, Meelis Salujärv, Gülsun Karamustapha, Ester Grinspum, Manisha Parekh, Denis Martinez, Rekha Rodwittiya, Sumi Wakiro, Lu Shengzhong, Nicola Durvasula, Adel El Siwi, Adlane Djeffal, Jacqueline Fabien.





Quelques ruses pour apprivoiser l’ombre
Répliques est dédié à l’homme de la rue, le marcheur infatigable du tunnel des Facultés. J’ai passé tant d’heures à le regarder traverser le tunnel depuis ma première visite en janvier 2002, guidé dans Alger par Rachid Koraichi ! Tour à tour débonnaire, insouciant ou fourbu, parfois seul mais le plus souvent en grappes compactes et chaloupées, ce n’est jamais le même homme, la même femme qui s’immerge dans le tunnel, traverse le tube inscrit au plus intime d’Alger, pour réémerger au soleil quelques minutes plus tard. Cette expérience renouvelée paraîtra bien banale, mais il s’agit pourtant du tutoiement quotidien avec la ville souterraine, celle des fondations et des humeurs anciennes, la matrice des rêves, des ombres et des lumières.
Des lumières, justement ! Désormais le passant s’immerge pleinement en elles. Chaque traversée est pour lui une expérience unique puisque l’espace l’enveloppe jour après jour d’une manière nouvelle : chaque graphie de lumière a traversé la planète pour venir s’inscrire ici comme une égratignure ou parfois une eau-forte, s’inscrire là comme un tatouage ou comme une cicatrice. Car derrière chaque oeuvre, il y a comme un éblouissement, ce foisonnement du monde, cette diversité ivre du vivant, il y a un artiste à ce même instant quelque part dans le monde, et qui du Caire ou de Bangkok offre à Alger sa propre vision de la lumière, sa recette intime pour apprivoiser l’ombre.
Le Tunnel des Facultés est désormais un précipité d’imaginaires : voici pour le premier Opus (Octobre 2003) les cocktails d’ombres et de lumière d’Ammar Bouras, la geste éblouie de Rachid Koraichi, puis les génies majestueux, fragiles, incertains de l’égyptien Adel el Siwi, les ombres découpées de Gülsun Karamustapha, enfin venues de l’extrême ouest canadien, depuis l’île de Vancouver, les silhouettes ambiguës de Daniel Laskarin. L’Opus 2 (Mars 2004) associe la Brésilienne Ester Grinspum dont la batterie de casseroles semble joyeuse ou revendicative, William Kentridge qui colporte avec lui son monde d’errance perpétuelle, Denis Martinez enfin de retour au pays natal, Jyoti Bhatt plongé dans un imaginaire inscrit dans la forêt des temps, et enfin Lu Sheng-Zhong qui avec une étonnante simplicité résume l’érosion contemporaine des différences. Chaque oeuvre est là dans son unicité. L’une interpelle, l’autre rassemble, l’une s’envole, l’autre rythme et cadence le tunnel, l’une s’échappe, se dérobe, l’autre nous éprouve, l’une s’indigne, l’autre nous murmure…. Il n’y a plus une vérité mais cent histoires enchevêtrées, mille mondes insondables, vertigineux, à la démesure du monde présent.
D’autres Opus viendront ensuite, témoignant d’autres pratiques du monde, de ruses subtiles et fragiles émises depuis Johannesburg ou Vilnius. Ces images impalpables, dont la seule durée semble être celle de la persistance rétinienne, enracinent au cœur d’Alger une complicité quotidienne avec la lumière de l’autre.
Philippe Mouillon

Oeuvre originale de Meelis Salujärv

Oeuvre originale de Lu Shengzhong

Oeuvre originale de Jyoti Bhatt

Oeuvre originale de Rachid Koraichi
Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
À la nuit tombée, les quais bordant l’Isère au cœur historique de Grenoble s’ouvrent au monde. Des images fragiles, impalpables, constituées simplement d’ombres et de lumières s’inscrivent au fil de l’eau, comme une vaste frise soulignant la ville.
Ces images ont traversé la planète pour parvenir jusqu’ici. Elles sont conçues spécialement, sur un canevas élaboré par Philippe Mouillon, par des artistes vivant aux quatre coins du monde, en Egypte ou au Canada, au Brésil ou au Japon.
Parvenues à Grenoble, les images originales sont intégrées dans un prototype technologique expérimental conçu en collaboration avec une société d’éclairage public : Gaz Electricité de Grenoble, et la recherche-développement de Philips-outdoor-lighting.
Elles sont projetées chaque nuit sur le mur de soutènement des quais de l’Isère par un discret réseau de fibres optiques.
Cette longue frise lumineuse détache chaque nuit la ville de son cadastre diurne pour vivre une vie nouvelle et onirique. Les quais oubliés, éreintés par la circulation automobile intensive, deviennent un lieu de promenade et d’harmonie.



Exemple de dessin original de Lu Sheng Zhong :

Exemple de dessin original de Rachid Koraichi :

Exemple de dessin original de Rekha Rodwittiya :

Exemple de dessin original de William Kentridge :

Commentaire de Jacques LACARRIÈRE
À quoi sert un fleuve ? À quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel ou de la terre. Pendant longtemps, on ne vit en eux qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela, c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite, est un constant Ailleurs en notre Ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas, une lente ou folle grammaire de tourbillons et de courants, d’eaux venues d’endroits différents.
Si les rivières perdent leur nom dès qu’elles rencontrent un fleuve, il n’est pas dit qu’elles perdent leur eau pour autant, je veux dire la nature, densité, singularité, personnalité de leur eau. C’est bien pourquoi chaque fleuve est une histoire, voire une épopée au long cours, un récit ou un conte aquatiques. À sa naissance, il n’est souvent qu’un filet d’eau sans nom et sans destin. Mais dès qu’il s’affirme, se continue, s’inscrit dans la déclivité des pentes et le décor du paysage, il prend un nom, son nom, et il peut dire je. Mais vite, à mesure qu’il avance, d’autres je vont se joindre à lui, brasser leurs eaux avec les siennes, et le fleuve, n’ayant plus de je, pourra dire alors nous. Et quand ce nous parviendra jusqu’à son terme et viendra s’unir à la mer, se fondre en l’immensité de ses eaux, il perdra alors et son je et son nous pour devenir tous. Il y a sûrement au cœur de l’Atlantique de minces filets d’eau qui ont encore un goût de Loire mais vite absorbés, noyés au sens propre du mot par le goût cosmique de la mer, ce goût de sel universel.
Un fleuve est fait de mille et mille apports différents et sa richesse, voire sa raison d’être et de couler résident en le métissage de ses eaux. Tout fleuve est une eau métisse et métissée, et qu’on ne vienne plus me parler de racines ! Je connais bien les arbres, j’ai grandi et mûri dans leurs branches, mais les arbres ne peuvent rien vous apprendre hors du terroir de leurs racines, ne peuvent rien savoir du vaste monde. Le vaste monde, seuls les fleuves peuvent vous l’apprendre sur la terre et, dans le ciel, les oiseaux migrateurs. Les fleuves sont des eaux migratrices, messagères de l’universel.
Jacques Lacarrière