Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
Il s’agissait pour Maryvonne Arnaud d’aller à la rencontre d’un public nouveau, toujours aussi commun que celui de la rue, mais au fil d’un processus discret où le temps serait donné pour découvrir chaque détail, chaque incertitude ou hésitation du propos.
Installée dans un appartement d’un grand ensemble HLM, c’est une exposition en forme d’interrogation. C’est un appartement sans habitants, occupé par les objets de la vie quotidienne, figés, recouverts de housses en tissu, certaines immaculées, d’autres imprimées de photographies. Ces images envahissent aussi le sol et les murs, deviennent papiers peints et tapis.
Des images encombrantes dans un appartement encombré d’objets encombrants – comme le mobilier d’un déménagement qui ne trouve pas sa place dans un nouvel appartement car la présence des anciens habitants est encore trop prégnante, ou comme des objets au statut incertain, d’ici et de là-bas, présents et absents, matériels et symboliques, utiles et affectifs, que l’on aurait pris soin de protéger et de voiler.
Le visiteur de l’exposition peut s’installer dans l’appartement, toucher les meubles, ouvrir le réfrigérateur ou les placards : il entend alors d’autres sons que ceux du voisinage immédiat : les bruits des rues d’Alger, la rumeur des marchés, les conversations des appartements de Belcourt ou de Bab El-Oued, où se mêlent, inextricables, la langue arabe et la langue française.






Fév 19, 2012 | Laboratoire fr

répliques est une installation lumineuse et pérenne, conçue par Philippe Mouillon, qui puise son inspiration dans la tradition des jeux d’ombres et de lumières de l’architecture arabe, pour l’enrichir de l’imaginaire d’artistes contemporains originaires du monde entier.
Elle est située en plein cœur d’Alger, dans le ventre de la ville : le fameux Tunnel des Facultés.
Lorsqu’il pénètre dans le tunnel, à pied ou en voiture, le passant s’immerge dans une œuvre immatérielle englobant totalement sa perception. Cette installation est greffée sur le réseau d’éclairage public d’Alger, afin de s’allumer automatiquement et de composer ainsi d’heure en heure une mise en scène nouvelle.
Conçues par des artistes dont la recherche formelle et symbolique porte sur l’ombre et la lumière, ces graphies de lumière ont traversé la planète pour venir inscrire ici, dans le centre symbolique d’Alger, un imaginaire proliférant, à la fois singulier et universel. Les artistes invités sont Rachid Koraïchi, Daniel Laskarin, Farid Belkahia, William Kentridge, Gonçalo Ivo, Ene Kull, Ammar Bouras, Liz Rideal, Pinaree Sanpitak, Jyoti Bhatt, Richard Prince, Abderrazak Sahli, Meelis Salujärv, Gülsun Karamustapha, Ester Grinspum, Manisha Parekh, Denis Martinez, Rekha Rodwittiya, Sumi Wakiro, Lu Shengzhong, Nicola Durvasula, Adel El Siwi, Adlane Djeffal, Jacqueline Fabien.





Quelques ruses pour apprivoiser l’ombre
Répliques est dédié à l’homme de la rue, le marcheur infatigable du tunnel des Facultés. J’ai passé tant d’heures à le regarder traverser le tunnel depuis ma première visite en janvier 2002, guidé dans Alger par Rachid Koraichi ! Tour à tour débonnaire, insouciant ou fourbu, parfois seul mais le plus souvent en grappes compactes et chaloupées, ce n’est jamais le même homme, la même femme qui s’immerge dans le tunnel, traverse le tube inscrit au plus intime d’Alger, pour réémerger au soleil quelques minutes plus tard. Cette expérience renouvelée paraîtra bien banale, mais il s’agit pourtant du tutoiement quotidien avec la ville souterraine, celle des fondations et des humeurs anciennes, la matrice des rêves, des ombres et des lumières.
Des lumières, justement ! Désormais le passant s’immerge pleinement en elles. Chaque traversée est pour lui une expérience unique puisque l’espace l’enveloppe jour après jour d’une manière nouvelle : chaque graphie de lumière a traversé la planète pour venir s’inscrire ici comme une égratignure ou parfois une eau-forte, s’inscrire là comme un tatouage ou comme une cicatrice. Car derrière chaque oeuvre, il y a comme un éblouissement, ce foisonnement du monde, cette diversité ivre du vivant, il y a un artiste à ce même instant quelque part dans le monde, et qui du Caire ou de Bangkok offre à Alger sa propre vision de la lumière, sa recette intime pour apprivoiser l’ombre.
Le Tunnel des Facultés est désormais un précipité d’imaginaires : voici pour le premier Opus (Octobre 2003) les cocktails d’ombres et de lumière d’Ammar Bouras, la geste éblouie de Rachid Koraichi, puis les génies majestueux, fragiles, incertains de l’égyptien Adel el Siwi, les ombres découpées de Gülsun Karamustapha, enfin venues de l’extrême ouest canadien, depuis l’île de Vancouver, les silhouettes ambiguës de Daniel Laskarin. L’Opus 2 (Mars 2004) associe la Brésilienne Ester Grinspum dont la batterie de casseroles semble joyeuse ou revendicative, William Kentridge qui colporte avec lui son monde d’errance perpétuelle, Denis Martinez enfin de retour au pays natal, Jyoti Bhatt plongé dans un imaginaire inscrit dans la forêt des temps, et enfin Lu Sheng-Zhong qui avec une étonnante simplicité résume l’érosion contemporaine des différences. Chaque oeuvre est là dans son unicité. L’une interpelle, l’autre rassemble, l’une s’envole, l’autre rythme et cadence le tunnel, l’une s’échappe, se dérobe, l’autre nous éprouve, l’une s’indigne, l’autre nous murmure…. Il n’y a plus une vérité mais cent histoires enchevêtrées, mille mondes insondables, vertigineux, à la démesure du monde présent.
D’autres Opus viendront ensuite, témoignant d’autres pratiques du monde, de ruses subtiles et fragiles émises depuis Johannesburg ou Vilnius. Ces images impalpables, dont la seule durée semble être celle de la persistance rétinienne, enracinent au cœur d’Alger une complicité quotidienne avec la lumière de l’autre.
Philippe Mouillon

Oeuvre originale de Meelis Salujärv

Oeuvre originale de Lu Shengzhong

Oeuvre originale de Jyoti Bhatt

Oeuvre originale de Rachid Koraichi
Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
« traversées » tente de contribuer à un imaginaire contemporain de la haute montagne en instaurant un dialogue inédit entre la conquête du paysage montagnard par la marche, et le cheminement des mots, de la mémoire et des idées. Au fil de trois heures de marche, les images de Maryvonne Arnaud et les textes de Jacques Lacarrière, Pascal Amel, Jacques Darras et Hervé Planquois courent le long d’un sentier situé dans la vallée des Étançons, au pied de la face sud de la Meije. Cette traversée est une expérience du corps, durant laquelle nos souffles se confrontent et s’éprouvent à la permanence et à l’infini du paysage minéral. Le pas se mesure à la puissance d’un site naturel particulièrement grandiose, où la présence humaine est rare. Ce cheminement nous instruit sur cette limite de la présence humaine.






Extrait de textes originaux : Jacques Lacarrière
Cicatrices du sol, fils entre deux vertiges ou toiles de poussière entre deux horizons ?
Tracés par les milliers de pas des cheminants, ils sont voies d’aventure et réseaux de patience, miroirs et sceaux de nos efforts. Et sur chacun de leurs versants on peut lire partout l’ubac de nos fatigues.
Cheminer, ici, c’est ascendre. Côtoyer les nuages et surprendre le ciel en son intimité. Devenir voyeur d’azur et d’infini.
Au bout de ce chemin des cimes, je lis cette inscription : pèlerin des nuages, ici commence l’oratoire des vents.
Pérégriner : le plus beau verbe pour dire jadis le sens et le but du voyage. Pérégrin : le plus beau mot d’antan pour dire l’oblat et le pratiquant des chemins. Pèlerin : son double d’aujourd’hui, son frère en cimes et en vertiges.
Au terme de la montée, soudain et comme inattendu : le ciel. Pour lui, les monts s’écartent, les vallées s’incurvent, l’horizon se déploie. Et quel plaisir de sentir et savoir que là-haut, tout à l’heure, le ciel vous donnera audience. À condition que tout soit clair. En lui et surtout en vous.
Grandiose. Mot risqué, insolent mais qui veut dire au fond : oser ce qui est grand. Ici, la montagne a osé. À nous aussi, d’oser être grand, être haut. De nous mettre, le temps d’un essor, à l’école des aigles. D’apprendre comme eux à glatir dans l’azur. Glatir, la seule façon ici de parler aux montagnes.
Pierres amoncelées. Pierres éparpillées. La Terre elle-même jadis a dû choisir : rassembler ses enfants ou bien les disperser aux quatre vents. Enfants des quatre vents, les pierres des montagnes.
Sous la houle figée des versants, chaque pierre est balise immobile, écume pétrifiée de la mémoire des glaces.
Ayons toujours en vue l’humilité des pierres. Lourdes ou légères, denses ou friables, elles demeurent indifférentes aux joies, insensibles aux remords, étrangères à tout ressentiment. C’est pour cela qu’elles font partout cortège aux pentes comme aux gouffres, aux chemins comme aux cimes, aux neiges comme aux vents. Elles sont parures des solitudes et parements des altitudes. Demeurer où le sort les a jetées ou rejetées et résister au temps est leur unique but. Ayons toujours en vue la patience des pierres.
À la croisée des vents, il convient d’édifier pierre à pierre son havre et sa maison de certitude.
Cairns : bouées de pierre disposées tout au long des chemins d’éclairs et d’orages pour orienter et pour aider les naufragés de l’altitude.
Une à une, sur le socle nu des saisons, ces pierres déposées, distillées par le ciel, comme les stalactites de l’azur.
Je suis seuil et je suis chemin.
Je suis pierre qui dit l’horizon.
Je suis l’enclos des pas nomades.
Je suis paume où se lisent les lignes de l’ailleurs.
Trop loin. Trop lourd. Trop immobile. Roc ancré dans le sol, le sol inéluctable après les lendemains d’ivresse immaculée. Dépôt ou résidu d’un vertige glaciaire ? Débris ou déchet porté, emporté, transporté dans l’anonymat des moraines, et déporté dans les enclos du vent ?
Depuis des millions d’années, je gis. Orphelin du froid.
Lentes reptations des glaces qui avancent, oppressent puis se retirent. Et qui m’ont laissé là, témoin de leurs élans, de leurs désirs inaboutis.
Témoin aussi des griffes et des serres du vent : ces gerçures, cassures, vergetures, ces lézardes sur la peau fossile du temps.
Et maintenant, devenu nuit, livré aux ecchymoses des saisons, aux fantaisies du vent, aux érosions du temps, qui me délivrera du châtiment d’être immobile ? Qui me restituera la douceur erratique ?
Jacques Lacarrière
Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
Inventer un dispositif pour l’espace public ruiné de Johannesburg est une tâche complexe. Dès son premier voyage, Maryvonne Arnaud fut séduite par l’incroyable diversité humaine de la ville. Toujours attentive aux bricolages de survie des populations des mégapoles, elle fut ici alertée par les usages quotidiens du sous-prolétariat noir qui circule dans des milliers de combis, sorte de minibus de transport en commun à l’économie informelle. Elle composa rapidement ces éléments en proposant aux habitants qui le souhaitaient de réaliser leurs portraits photographiques, puis de monumentaliser ces visages et d’en recouvrir les flancs des combis.

Parallèlement, Laboratoire contacta douze d’écrivains originaires d’Afrique ou de la diaspora noire dans le monde en leur proposant de légender ces portraits.
Une fois en possession des textes de Nurrudin Farah, Mia Couto, Ahmadou Kourouma, Tahar Ben Jelloun, Emmanuel Dougala, Lesego Rampolokeng ou Maryse Condé, il restait encore à accorder cette intervention urbaine à la réalité de l’illettrisme d’une part, et à la tradition de l’oralité dans les cultures africaines d’autre part. Les textes furent traduits dans la pluralité des langues en usage en Afrique du sud (anglais, afrikaans, zoulou, xhosa, zwazi, ndebele…), puis enregistrés sur cassettes afin d’équiper les radios des combis recouverts des portraits.
L’exposition mobile pouvait débuter. Durant trois mois, une vingtaine de véhicules firent la navette d’un bord à l’autre de Johannesburg, en tentant d’en suturer les béances.





Télécharger le commentaire de Catherine Blondeau, Directrice de l’IFAS de Johannesburg
Textes originaux :
Nos différences nous bousculent. Je suis Indien, je suis rouge, je suis Africain, je suis blanc, je suis noir, je suis zoulou, ma peau est blanche, ma peau est noire comme un cœur qui chante le bonheur de vivre dans la diversité, dans les couleurs de toutes les épices.
Peau noire, peau rêvée dans un destin cruel. Peau blanche, rêve sur rêve, rêve de lumière, mais c’est le même sang qui coule dans les veines de l’espoir, dans les ruelles de l’évidence.
Tahar Ben Jelloun
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Il n’y a pas de pierre précieuse sans ses grains de poussière.
Nuruddin Farah
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Une certaine étrangeté, la ride légère du regard. Comme si cet enfant interrogeait le monde, ce
même monde qui l’invite à abandonner l’enfance. A la commissure des lèvres, le sourire peu à peu
s’éteint, effaçant l’innocence qui ne servira plus après l’enfance.
On devine le tout : le sari, les couleurs, les parfums. Comme si une âme entière se dévoilait dans
le sourire ouvert. Les rares fils blancs de la chevelure n’arrivent pas à neutraliser la jovialité. La
femme sort de la photo, elle n’accepte pas le cadre du portrait.
La rondeur du visage, soulignée par l’arc du bandeau. Et la fente des yeux où se décèle une joie
contenue, orientale. Cette Afrique est déjà Orient, nous sommes des êtres de frontière entre des
mondes divers.
Mia Couto
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Braise, braise
Tisons de tes yeux
Sous le diademe de tes cheveux
Crepus.
Ton sourire timide luit comme
Le devant-jour
—
Braise, braise
Tisons de tes yeux.
Tes yeux portent la gravite de l’espoir
Et le serieux des lendemains
Qui ne connaissent pas la peur
—
Braise, braise
Tisons de tes yeux,
Ta beaute foudroie
Malfini qui plane
A hauteur de soleil
—
Braise, braise
Tisons de tes yeux,
Es-tu ange ou demon?
Lapin ou Zamba?
Comment le savoir?
Maryse Condé
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Eclatant de rire
Avec les épaules qui s’agitent sous l’exultation
Le garçon s’interroge sur le futur
Et sur l’arrivée de la nouvelle nation
Dans cette perplexité joyeuse il observe les visages
Qui s’étalent sur les pages des hebdomadaires
Les jeunes aussi bien que les vieux sans dignité
Rêvent du temps où ils n’étaient que des collégiens radicaux
Les visages sont les restes de la mémoire collective
Pourvus de la sagesse des temps anciens
Qui fouille dans les profondeurs de l’entrepôt
Et qui a le pouvoir d’invoquer les images soulageantes
Les sourires, les renfrognements, les grimaces ou la force d’âme
Les symboles de joie, de peine, de perfidie ou de courage
Sont gravés en sang sur les visages
Et parlent de vie, de mort et de plénitude éternelle
Mandla Langa
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tête à nattes / tête à pattes
pimpant tapis d’poils
plante là ta peur du pire
ce millénium de merde
botte lui l’arrière-train
boxe en cadence, boxe et tape
va y cool au cœur du guerrier
grince et grippe l’ankylose
rap ou rock te prend la tête
l’harmonie anorexique
tambour saoulé
tambour et basse
etouffent un sanglot de vomi
Lesego Rampolokeng
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Point n’est besoin de parures d’or : une touffe de
cheveux, un sourire, et la beauté du monde éclate sur un visage.
Un papillon sur une fleur
Une couronne sur la tête d’un roi
Une touffe de cheveux qui parade
Sur un front dégarni
Tout est parure, tout est beauté.
Emmanuel Dongala
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Je passe un peigne lentement dans mes longs cheveux noirs
J’en retire le boucan de la circulation de Jo’bourg
Les cris des marchands ambulants et 99 centimes
Les plusieurs langues qui se bousculent
La fumée, les trottoirs se déroulant
Qui sont peints jaune mangue, rouge tomate
Où les épis de maïs deviennent or
Et les saucisses éjaculent leur colère graisseuse
Tout le grabuge électrique de Jo’bourg. Jusqu’à
Ce que tout ce qui me reste soit mon doux sourire
Chris van Wyk
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Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
À la nuit tombée, les quais bordant l’Isère au cœur historique de Grenoble s’ouvrent au monde. Des images fragiles, impalpables, constituées simplement d’ombres et de lumières s’inscrivent au fil de l’eau, comme une vaste frise soulignant la ville.
Ces images ont traversé la planète pour parvenir jusqu’ici. Elles sont conçues spécialement, sur un canevas élaboré par Philippe Mouillon, par des artistes vivant aux quatre coins du monde, en Egypte ou au Canada, au Brésil ou au Japon.
Parvenues à Grenoble, les images originales sont intégrées dans un prototype technologique expérimental conçu en collaboration avec une société d’éclairage public : Gaz Electricité de Grenoble, et la recherche-développement de Philips-outdoor-lighting.
Elles sont projetées chaque nuit sur le mur de soutènement des quais de l’Isère par un discret réseau de fibres optiques.
Cette longue frise lumineuse détache chaque nuit la ville de son cadastre diurne pour vivre une vie nouvelle et onirique. Les quais oubliés, éreintés par la circulation automobile intensive, deviennent un lieu de promenade et d’harmonie.



Exemple de dessin original de Lu Sheng Zhong :

Exemple de dessin original de Rachid Koraichi :

Exemple de dessin original de Rekha Rodwittiya :

Exemple de dessin original de William Kentridge :

Commentaire de Jacques LACARRIÈRE
À quoi sert un fleuve ? À quoi sert un fleuve ? On se pose rarement la question tant son existence va de soi, comme celle du ciel ou de la terre. Pendant longtemps, on ne vit en eux qu’une source d’eau consommable, un chemin mouvant et gratuit pour aller d’une ville à l’autre et pour gagner la mer, et un vivier de nourriture par les poissons qu’on peut y pêcher, le gibier d’eau qu’on peut y chasser. Cela, c’est l’histoire coutumière et humaine du fleuve, au temps des coches, des barges et des plates. Mais il y a des fleuves un autre usage possible, plus ludique et moins prosaïque, qui consiste aussi à s’y baigner, à en sonder les fonds intimes, à s’étendre au soleil sur leurs îlots de sable, à rêver sur leurs rives, à imaginer leur estuaire, la mer où ils se jettent et les Polynésies lointaines. Car le fleuve, comme le dit Héraclite, est un constant Ailleurs en notre Ici. Un Ailleurs, mais aussi un langage de rives, d’eaux fraternelles, de boue, d’îlots et de deltas, une lente ou folle grammaire de tourbillons et de courants, d’eaux venues d’endroits différents.
Si les rivières perdent leur nom dès qu’elles rencontrent un fleuve, il n’est pas dit qu’elles perdent leur eau pour autant, je veux dire la nature, densité, singularité, personnalité de leur eau. C’est bien pourquoi chaque fleuve est une histoire, voire une épopée au long cours, un récit ou un conte aquatiques. À sa naissance, il n’est souvent qu’un filet d’eau sans nom et sans destin. Mais dès qu’il s’affirme, se continue, s’inscrit dans la déclivité des pentes et le décor du paysage, il prend un nom, son nom, et il peut dire je. Mais vite, à mesure qu’il avance, d’autres je vont se joindre à lui, brasser leurs eaux avec les siennes, et le fleuve, n’ayant plus de je, pourra dire alors nous. Et quand ce nous parviendra jusqu’à son terme et viendra s’unir à la mer, se fondre en l’immensité de ses eaux, il perdra alors et son je et son nous pour devenir tous. Il y a sûrement au cœur de l’Atlantique de minces filets d’eau qui ont encore un goût de Loire mais vite absorbés, noyés au sens propre du mot par le goût cosmique de la mer, ce goût de sel universel.
Un fleuve est fait de mille et mille apports différents et sa richesse, voire sa raison d’être et de couler résident en le métissage de ses eaux. Tout fleuve est une eau métisse et métissée, et qu’on ne vienne plus me parler de racines ! Je connais bien les arbres, j’ai grandi et mûri dans leurs branches, mais les arbres ne peuvent rien vous apprendre hors du terroir de leurs racines, ne peuvent rien savoir du vaste monde. Le vaste monde, seuls les fleuves peuvent vous l’apprendre sur la terre et, dans le ciel, les oiseaux migrateurs. Les fleuves sont des eaux migratrices, messagères de l’universel.
Jacques Lacarrière
Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
Invitée par Françoise-Hélène Jourda à réaliser le 1% du nouveau Palais de Justice de Melun, Maryvonne Arnaud installe deux mains couchées au sol de part et d’autre du hall d’entrée, dans la salle des pas perdus.
Une main d’homme et une main de femme, paume ouverte, simplement incluses dans le sol de part et d’autre du hall. Le gigantisme des images offre l’opportunité de pénétrer la mémoire d’une vie accumulée dans ses plis, dans les détails intimes de la peau, dans les lignes de la main ou les traces de blessures passées.
Mais une opportunité illusoire, car notre exploration reste bien lacunaire. L’illusion de réel induit par la photographie fut très tôt mobilisé par l’anthropométrie. Les empreintes digitales, puis la biométrie décrivent discrètement une société de contrôle, pourtant toujours submergée par la prolifération infinie du vivant.
Ces paumes offertes, ouvertes en interface entre je et l’autre, entretiennent une si lointaine filiation avec les mains primitives de l’art de l’aube de l’humanité que, cheminant sur ses photographies plaquées au sol, revient en mémoire ce texte arrogant et désabusé de Jean Paul Sartre, en clôture de son autobiographie “Au bout du compte, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.”




