Pas de trois

Maryvonne Arnaud, Alain Quercia et Philippe Mouillon seront en résidence de recherche et de création à l’invitation de Jun Yano Présidente du ZUTTOSOKO Art Center, situé dans la province de Fukoshima afin d’Interroger et représenter les sols,

La plupart des langues européennes conservent dans leurs structures l’empreinte de mots d’origine latine, comme autant d’indices d’interprétations anciennes du monde. Si ces interprétations ont été conservées dans les grammaires occidentales au fil des siècles, c’est évidemment parce qu’elles demeurent toujours actives, nous apportent une consistance utile à nos perceptions et représentations quotidiennes. C’est le cas par exemple du mot Humus, qui désigne la couche superficielle du sol, issue de la décomposition des matières organiques, par l’action combinée des animaux invertébrés, des bactéries, des champignons et par l’alternance des cycles climatiques. L’Humus désigne les sols vivants, fertiles. Or l’étymologie de ce mot est commune avec les mots Humanité, Humain, Humilité, ce qui suggère combien le sol constitue notre terreau nourricier, mais qu’il forme aussi la matrice de l’humanité, notre fonds commun sans lequel nous ne pouvons déployer nos vies, nous socialiser et nous humaniser.

Mais cet entretien des sols et cette transmission soigneuse d’une génération à la suivante semble aujourd’hui rompue. L’exploitation sans vergogne des sols et leur maltraitance généralisée, atteint évidemment à Fukushima un sommet, mais elle est emblématique d’un système mondial suicidaire, amnésique ou distrait, qui engendre l’effondrement des équilibres écosystémiques nécessaires à la préservation de l’humanité et menace l’habitabilité du terrestre. Les terres vivantes deviennent chaque jour plus rares et précieuses.

Interroger et représenter les sols sera notre méthode commune d’approche pour questionner et recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et dans les dynamiques enchevêtrées du vivant. Mais nos approches seront divergentes et joueront à se surprendre mutuellement, à se compléter ou s’enchevêtrer.

 

+ 2 degrés

Depuis plus d’une décennie, des feux d’une intensité extrême, les mégafeux se déclarent sur tous les continents, brûlants des surfaces chaque année plus grandes. Leur comportement imprévisible, leur intensité et leur vitesse de propagation les rendent incontrôlables. Conséquence de l’activité humaine, ils parcourent en toutes saisons des territoires devant lesquels nos imaginations sont défaillantes, détruisant toute vie sur leur passage, laissant des paysages dévastés et une population désorientée, partagée entre tristesse, culpabilité et colère.

Chaque année écoulée apporte des prévisions plus pessimistes quant à notre capacité à enrayer cette escalade.

Depuis 2019 Maryvonne Arnaud observe les conséquences du changement climatique, notamment ces méga-feux de forêts en Méditerranée, en Grèce, sur l’île d’Eubée et en Thrace dans le parc de Dadia-Lefkimi-Souffli en arpentant régulièrement ces mêmes territoires afin d’en saisir l’évolution.

 

Accompagner les résurgences Yves Citton (extrait)

En parcourant certains lieux de notre planète, Maryvonne Arnaud nous fait découvrir le passé en train de se faire – toujours visible, pas encore écrasé, pas encore compacté et enfoui. Les sols qu’elle déniche et qu’elle photographie sont encore à vif. Insolemment présents.

En photographiant les choses qu’elle trouve entre ses pieds, dans des lieux traumatisés, Maryvonne Arnaud semble avoir choisi une aventure solitaire. Pas de figure humaine dans ce journal des sols. Il n’y reste que des traces figées de présences suspendues, d’existences fossilisées. Des traces de pas dans la boue, profondément empreintes, que la pluie remplit d’eau sale. Des ossements d’animaux calcinés.

Quoi de plus solitaire que ces carapaces de tortues que les méga-feux laissent par centaines derrière leur passage ? Quoi de plus menaçant pour nos petits rêves de souveraineté individualiste ? Ces tortues portaient leur maison sur leur dos, croyant pouvoir aller partout en sécurité. Il leur suffisait de se retirer à l’intérieur de leur forteresse, d’en fermer la porte à tout intrus, et de se croire à l’abri. D’où peut-être le saisissement ressenti à la vue de ces carapaces calcinées jonchant le sol des forêts noircies de l’Eubée. Et si ces ossements gris sur fonds noircis traçaient à la surface des sols de notre présent les traumatismes de nos drames à venir, plutôt que les traces de nos vies passées ?

Ces sols cautérisés par des méga-feux montrent cependant tout autre chose que la perspective désespérante de nos effondrements à venir. La notion même d’effondrement nierait la persistance obstinée avec laquelle les sols photographiés par Maryvonne Arnaud font surface : loin de s’abîmer dans des affaissements sans fond, ils résistent à l’écroulement. Ils affirment une force qui n’a rien ni d’obscur ni de souterrain puisqu’elle porte à la lumière ce dont elle retient la chute.

La solitude de ces mondes traumatisés témoigne en réalité d’un inlassable pullulement des multitudes.

(…)

memento vivere

 

Les présences (copyright P.Mouillon 2024 )

 

Memento vivere est une recherche prospective, qui deviendra publique au printemps 2025 sous une forme hybridant la création contemporaine et la recherche en sciences sociales. Elle poursuit nos travaux antérieurs autour du vivant et des vitalités, sous un nouvel angle. Car l’art demeure un outil puissant pour recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et le grand cycle du vivant.

Il peut nous aider notamment à admettre combien les générations disparues composent notre matrice, combien nous menons toujours notre vie, accompagné par leurs mots et avec leurs outils. C’est ainsi qu’elles nous socialisent et nous humanisent. Il s’agit d’une fonction sociale vivace, c’est à dire agissante dans le monde des vivants. Aucune civilisation n’existerait sans cette transmission des mots et des savoirs, des symboles et des outils.

Rien de nécrophile dans cette recherche mais, à l’heure de l’anthropocène et de l’effondrement des équilibres écosystémiques, la volonté de questionner et recadrer nos vies, de les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et dans les dynamiques enchevêtrées du vivant.

> Opus 01 : Les Présences

La première action publique prendra place au voisinage des deux fosses communes du cimetière du Petit-Sablon, sur la commune de La Tronche, qui accueillent des anonymes, des indigents, des sans-familles-connues et des personnalités irréductibles qui firent le choix d’être inhumés ici par pure conviction, défiant ainsi l’ordre social pour l’éternité. Elle s’intitulera Les Présences.

Philippe Mouillon reprend ici le vocabulaire des portraits photographiques reproduits sur porcelaine, présents dans de nombreux cimetières, où ils témoignent de l’ordre social et familial d’autres époques. On feuillette ainsi tout un écosystème social, un mille-feuille de présences éteintes qui évidemment nous affectent. Car malgré les alignements, une ordonnance d’apparence immuable, les cimetières sont des lieux de désordres, désordre affectif bien sûr, mais déroute plus abyssale encore devant l’évidence de notre insignifiance. À l’œuvre partout et pour tous, nantis ou indigents, l’irrésistible dissolution silencieuse de ce qui fut une vie dans l’impalpable.

En quelques décennies, ces portraits deviennent si érodés par les cycles d’intempéries et la puissance corrosive des rayons solaires qu’ils en deviennent illisibles. Ils semblent gommés par l’excès de lumière ou rongés par l’humidité et les micro-organismes. La texture chimique se décompose en une colorisation exténuée, parfois absurde ou extravagante. Les individualités se dissolvent ainsi et s’effacent lentement, ce qui est d’autant plus troublant que la photographie atteste évidemment que cette existence fut pourtant vécue, avec son quotidien ordinaire de joies et de peines, ses passions et ses drames. Mais en se dissolvant, ces images ne conservent plus la trace d’une existence singulière mais témoignent pourtant d’une présence.

C’est cet anonymat des individualités dissoutes dans une humanité commune qui sera ici amplifié, en un vaste livre de porcelaines qui nous détachera du continuum de la vie quotidienne pour évoquer un présent plus profond où survivent des présences.

copyright Philippe Mouillon

Opus 02 : D’autres artistes seront invités à intervenir au fil des mois dans les cimetières de l’agglomération grenobloise. Le premier artiste en résidence sera Rachid Koraichi. Outre un Jardin de mémoire réalisé dans le cadre du Festival des Jardins de Chaumont, Rachid a notamment pris l’initiative de concevoir Jardin d’Afrique en bordure de Méditerranée afin d’accueillir les corps de migrants disparus en mer et leur assurer ainsi une mémoire digne d’être pleurée.

Avec les soutiens du ministère de la culture (Drac Auvergne Rhône-Alpes), de la région Auvergne Rhône-Alpes – dans le cadre des appels à projets Mémoires du XXI siècle, du Département de l’Isère, de la Ville de La Tronche

Récupérons l’espace public maintenant !

Alors que la résistance ukrainienne renverse à Kiev la statue dédiée à l’amitié entre les peuples russe et ukrainien, des artistes et intellectuels roumains se demandent comment renouveler radicalement la présence artistique dans l’espace public de Bucarest.

Ici comme ailleurs, le rouleau compresseur de l’imaginaire marchand domine l’espace public, mais la ville est un palimpseste complexe composé par les imaginaires byzantins puis orthodoxes, les occupations austro-hongroises puis soviétiques, la fréquence des tremblements de terre, l’état d’abandon des bâtiments dont les propriétaires ont disparu lors des catastrophes du XXe siècle, et aujourd’hui par l’eldorado débridé de l’économie mondialisée.

Dans ce contexte, sur quelle légitimité s’appuyer ? Comment prendre en main sans attendre ? Comment régénérer l’espace public en l’ouvrant à des initiatives transversales ? Comment partager les différences d’interprétation du monde ? Comment contribuer à l’autonomie des individus ? Comment revivre ? Comment accueillir les pensées dissidentes, les poétiques, les innovations sociales ?

L’initiative portée par Edmond Niculusca (ARCEN) et soutenue par l’Institut français de Bucarest réunit les artistes Pisica Patrata, Dan Perjovschi, Cristian Neagoe, l’architecte-urbaniste Monica Sebestyen et l’ancienne ministre de la Culture Corina Suteu, experte internationale en politiques culturelles innovantes et Philippe Mouillon.

Le travail du lieu

  • multitudes – revue politique artistique philosophique, publie ce printemps 2022 son numéro 86 intitulé Le territoire, une affaire politique
  • Territoire ! Le mot claque comme un drapeau, il est adulé ou soupçonné. Son double pluriel, les territoires, est phagocyté par la campagne électorale. Qu’en est-il de cet objet politique ? Ce numéro tente de l’objectiver, de l’extraire des catégorisations pour donner à voir ses diversités, ses interdépendances, sa profondeur historique, ses ressources. Les agirs spatiaux comptent, et gagneraient à orienter l’action publique et les formes démocratiques. « L’esprit des lieux » inspire l’artiste, définit les milieux à préserver, imprègne nos affects. On vit tous « l’effroyable douceur d’appartenir ».
  • En réponse à cette invitation, Philippe Mouillon développe dans ce numéro l’idée que le travail du lieu est simplement un travail de passeur qui facilite les résurgences de temps et leur acclimatation sociale :

« Le poète, l’artiste, le jardinier ou l’architecte (et tant d’autres, habités de temps profonds) peuvent travailler un lieu en assemblant soigneusement une certaine qualité d’air, de lumières, de vents dominants, en dosant les minéralités, en synchronisant la rencontre entre des individus, une époque, des temporalités et l’enchevêtrement des écosystèmes terrestres… afin de cristalliser une humeur, une atmosphère impalpable, une intensité particulière qui nous porte et nous invite à vivre. 

D’un site à l’autre, mais aussi d’une époque à l’autre des sociétés humaines, d’une étape à l’autre de notre existence propre, les lieux forment la matrice de notre sensibilité et de nos comportements. Ils sont lieux plutôt que rien en ce qu’ils nous apaisent, nous consolent, nous consolident, nous rassemblent, nous relient, nous grandissent. Ils s’inscrivent en rupture avec l’uniforme simplifié de l’abstraction territoriale pour ouvrir en nous un présent décanté de l’instant, où les présences et les absences demeurent, entrelacées sans fin ».