Jan 18, 2024 | Laboratoire fr
Les présences 3937 (copyright P.Mouillon 2024 )
Memento memori est une étude prospective, actuellement en cours de développement, qui deviendra publique dans quelques mois, sous une forme hybridant la création contemporaine et la recherche en sciences sociales.
Elle poursuit nos travaux antérieurs autour du vivant et des vitalités, sous un nouvel angle. Car l’art demeure un outil puissant pour recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et le grand cycle du vivant. Il peut nous aider notamment à admettre combien les générations disparues composent notre matrice, combien nous menons toujours notre vie, accompagné par leurs mots et avec leurs outils. C’est ainsi qu’elles nous socialisent et nous humanisent car elles forment cet humus, ce fonds dont l’étymologie est commune aux mots humain, humanité, inhumé et humilité. Il s’agit d’une fonction sociale vivace, c’est à dire agissante dans le monde des vivants. Aucune civilisation n’existerait sans cette transmission des mots et des savoirs, des symboles et des outils.
Rien de nécrophile dans cette recherche mais, à l’heure de l’anthropocène et de l’effondrement des équilibres écosystémiques, la volonté de questionner et recadrer nos vies, de les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et dans les dynamiques enchevêtrées du vivant.
Fév 19, 2012 | Laboratoire fr
Lieux à l’identité niée, quartiers ravagés, villes ruinées, comme Prypriat déserte à quelques pas de Tchernobyl, les bas quartiers de Liverpool, les lisières du mur à Berlin, ou les villages de Croatie après “ l’épuration ethnique ” menée par l’armée serbe…
Ces territoires, Maryvonne Arnaud les parcourt à pied. Pas à pas, elle photographie simplement le sol à ses pieds en évitant toute ligne de fuite, tout effet de perspective. Un corps à corps s’installe, dans une longue solitude, entre le site et la photographe. Cette vue courte et plate, centrée sur le fond, comme l’est celle du marcheur observant le sol où il pose ses pas, condense derrière sa banalité apparente plus d’indices qu’une vue générale, inconsciemment organisée et codée par notre culture de l’espace. Chaque fragment photographique correspond à une enjambée. Il est ensuite reproduit à son échelle réelle, et juxtaposé aux autres, côte à côte, jusqu’à reconstituer le parcellaire du sol d’origine.
Une intimité paradoxale en résulte pour l’observateur : nous ne sommes plus l’habituel spectateur d’une représentation exposée dans un espace dédié, mais un témoin impliqué dans un espace dont les indices ressemblent à ceux de notre quotidien – une poupée, une chaussure de femme, quelques tasses à café…. Un témoin affecté, ébranlé par cet espace si lourd de menaces.
Corpus / Maison de village, Croatie (détail 40×60) 1992
Tchernobyl / École de Pripiat (détail 40×60) 1992
Tchernobyl / École de Pripiat (240×180) 1992
- Marche et démarche, commentaire de l’écrivain et philosophe Danièle Sallenave :
Il y a probablement autant de dissemblances que de similitudes entre l’acte d’écrire et celui de photographier, entre la vision et la prise de vue, entre la démarche de l’écrivain et celle du photographe. Mais parfois on a plutôt envie de penser à ce qui réunit que de souligner ce qui sépare : or justement, ce mot de démarche, ou de marche, semble rapprocher le travail que nous menons actuellement, Maryvonne Arnaud et moi. Chacune a commencé de son côté, chacune dans un moment particulier de sa vie, naturellement. Mais tout à coup, voilà: il y a des similitudes évidentes, et elles frappent. Justement, j’y reviens, il y a ce mot plutôt abstrait : démarche, et son frère concret : marche. À eux deux ils tissent quelque chose entre deux parcours, d’écrivain et de photographe, ils rapprochent deux façons d’être, deux façons de progresser dans la représentation. Lorsque j’ai rencontré le travail de Maryvonne Arnaud, je sortais d’une longue période où je m’étais exclusivement dédiée à la tenue de carnets de route, ou de voyage, ou tout simplement quotidiens. Je m’étais seulement liée à cette exigence : les rédiger au courant de la journée, pas à pas, dans le moment de l’événement, et non comme un brouillon ou des notes erratiques. M’efforçant à la rigueur stylistique, à une vraie continuité de développement. Comme elle dans ses images. De sorte que je me suis trouvée, sans l’avoir cherché, absolument “en phase”, comme on dit de deux phénomènes physiques, avec les photographies de sol qu’elle avait faites à Tchernobyl ou Dubrovnik. Lorsque nous en avons parlé, à son initiative, nous avons découvert que la marche n’était pas une occasion, un hasard, ou une circonstance, que c’était au contraire la base et le rythme de notre expérience vécue, le point de départ de sa mise en forme écrite/visuelle. Naturellement, les objets sont différents, les résultats aussi, tant est forte l’incidence formelle de la technique. Autant il est loisible à la photographie de respecter ce découpage, ce morcellement du temps vécu, autant il est difficile à l’écriture de ne pas s’échapper, de ne pas se porter, se déporter, invinciblement vers l’imaginaire, le passé et le songe. Mais tant pis : marchant côte à côte, sinon exactement du même pas, la photographie et l’écriture peuvent faire, et nous l’avons fait, un bon bout de chemin ensemble.
- Cela même que nous arpentons, commentaire du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe :
Deux choses sont extrêmement difficiles à déterminer aujourd’hui :
– le statut de la photographie – quant à l’art – quelle que soit la qualité de la réflexion à ce sujet, depuis Baudelaire jusqu’à Walter Benjamin et au-delà (du moment où l’art occidental s’est soumis au dogme de l’imitatio, personne ne sait plus quoi faire de la photographie).
– Le geste artistique (Il est en perdition à la mesure de l’effondrement des «canons» esthétiques reconnus).
Maryvonne Arnaud me semble répondre à ces deux questions : elle photographie – des sols ; la probité est entière et le résultat impressionnant: c’est cela même que nous arpentons, sans la moindre tricherie. Ces sols ainsi photographiés – «objectivement»- sont ceux qu’un photographe désubjectivé peut prendre : geste minimal, compliqué d’une élaboration artistique. Là encore, j’y insiste, la probité est entière. Et c’est, au bout du compte, très beau.