histoires

Invitée par Françoise-Hélène Jourda à réaliser le 1% du nouveau Palais de Justice de Melun, Maryvonne Arnaud installe deux mains couchées au sol de part et d’autre du hall d’entrée, dans la salle des pas perdus.

Une main d’homme et une main de femme, paume ouverte, simplement incluses dans le sol de part et d’autre du hall. Le gigantisme des images offre l’opportunité de pénétrer la mémoire d’une vie accumulée dans ses plis, dans les détails intimes de la peau, dans les lignes de la main ou les traces de blessures passées.

Mais une opportunité illusoire, car notre exploration reste bien lacunaire. L’illusion de réel induit par la photographie fut très tôt mobilisé par l’anthropométrie. Les empreintes digitales, puis la biométrie décrivent discrètement une société de contrôle, pourtant toujours submergée par la prolifération infinie du vivant.

Ces paumes offertes, ouvertes en interface entre je et l’autre, entretiennent une si lointaine filiation avec les mains primitives de l’art de l’aube de l’humanité que, cheminant sur ses photographies plaquées au sol, revient en mémoire ce texte arrogant et désabusé de Jean Paul Sartre, en clôture de son autobiographie “Au bout du compte, que reste-t-il ? Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.”

légende(s)

 

Légende(s) est une initiative débutée en 1994 à Echirolles, en banlieue de Grenoble, une cité confrontée à la coexistence difficile de communautés. Elle fut développée ensuite à Sarajevo, à l’heure de la logique délirante dite de l’épuration ethnique, puis à Abidjan et Dakar, ces banlieues du monde où la coexistence devenait inimaginable.

En élaborant Légende(s), Philippe Mouillon avait en mémoire ces images de presse de femmes tendant à des inconnus le portrait photographique d’un absent, mari ou fils, disparu dans les plis de l’histoire contemporaine, ainsi que cette phrase de Gilles Deleuze : ”Nous sommes toujours en situation de fabuler l’autre”

Il avait été témoin de ville en ville de ce voisinage quotidien de populations d’origine planétaire, et de l’urgence à penser cette proximité nouvelle.

Légende(s) est une forme-processus : dans un premier temps, Maryvonne Arnaud réalise des portraits d’habitants anonymes. Ce geste est habité chez elle d’une telle humilité et d’une telle détermination qu’il lui permet d’atteindre un degré d’intensité rare dans sa relation avec les êtres. Elle se positionne d’emblée avec eux, simplement. Sa photographie est frontale, le cadrage serré distingue chaque individu dans sa plénitude, dans sa singularité et le détache des signes sociaux inscrits dans son environnement ou dans ses vêtements.

Dix portraits seulement sont retenus, puis proposés à douze écrivains vivant en cercles concentriques d’éloignement croissant depuis l’épicentre constitué par le lieu de la prise de vue. Les tirages photographiques originaux remis entre les mains de chaque écrivain créent une intimité paradoxale, comme un album de famille d’une filiation inconnue.

Chaque écrivain s’appuie sur cette proximité avec ces visages d’anonymes pour légender les portraits. Tous les visages sont légendés par tous les écrivains : il en résulte une multiplicité foisonnante d’interprétations, multiplicité restituée par la suite en associant intimement les portraits reproduits à la taille réelle et leurs légendes.

Légende(s) organise soigneusement un amalgame entre la destinée du spectateur, l’expérience du monde de l’écrivain, et la réalité impalpable du sujet photographié. L’identité dans son acception ordinaire, enracinée, unique, parfois atavique, peut s’élargir et se diversifier. Légende(s) ouvre ainsi un espace de voisinage entre l’universel et le singulier qui autorise à élaborer une pensée de l’autre. Un autre qui n’est plus seulement l’étrange étranger, mais prend place enfin auprès des miens.

portraits originaux Maryvonne Arnaud, textes originaux Velibor Colic´, Vidosav Stevanovic´, Abdelwahab Meddeb, Vaclav Jamek, Eqrem Basha, Ismaïl Kadaré, Jasmina Musabegovic´, Demosthenes Davvetas, Nédim Gürsel, Danièle Sallenave.

 

 

corpus

Lieux à l’identité niée, quartiers ravagés, villes ruinées, comme Prypriat déserte à quelques pas de Tchernobyl, les bas quartiers de Liverpool, les lisières du mur à Berlin, ou les villages de Croatie après “ l’épuration ethnique ” menée par l’armée serbe…

Ces territoires, Maryvonne Arnaud les parcourt à pied. Pas à pas, elle photographie simplement le sol à ses pieds en évitant toute ligne de fuite, tout effet de perspective. Un corps à corps s’installe, dans une longue solitude, entre le site et la photographe. Cette vue courte et plate, centrée sur le fond, comme l’est celle du marcheur observant le sol où il pose ses pas, condense derrière sa banalité apparente plus d’indices qu’une vue générale, inconsciemment organisée et codée par notre culture de l’espace. Chaque fragment photographique correspond à une enjambée. Il est ensuite reproduit à son échelle réelle, et juxtaposé aux autres, côte à côte, jusqu’à reconstituer le parcellaire du sol d’origine.

Une intimité paradoxale en résulte pour l’observateur : nous ne sommes plus l’habituel spectateur d’une représentation exposée dans un espace dédié, mais un témoin impliqué dans un espace dont les indices ressemblent à ceux de notre quotidien – une poupée, une chaussure de femme, quelques tasses à café….  Un témoin affecté, ébranlé par cet espace si lourd de menaces.

Corpus / Maison de village, Croatie (détail 40×60) 1992

 

Tchernobyl / École de Pripiat (détail 40×60) 1992

 

Tchernobyl / École de Pripiat  (240×180) 1992

 

  • Marche et démarche, commentaire de l’écrivain et philosophe Danièle Sallenave :

Il y a probablement autant de dissemblances que de similitudes entre l’acte d’écrire et celui de photographier, entre la vision et la prise de vue, entre la démarche de l’écrivain et celle du photographe. Mais parfois on a plutôt envie de penser à ce qui réunit que de souligner ce qui sépare : or justement, ce mot de démarche, ou de marche, semble rapprocher le travail que nous menons actuellement, Maryvonne Arnaud et moi. Chacune a commencé de son côté, chacune dans un moment particulier de sa vie, naturellement. Mais tout à coup, voilà: il y a des similitudes évidentes, et elles frappent. Justement, j’y reviens, il y a ce mot plutôt abstrait : démarche, et son frère concret : marche. À eux deux ils tissent quelque chose entre deux parcours, d’écrivain et de photographe, ils rapprochent deux façons d’être, deux façons de progresser dans la  représentation. Lorsque j’ai rencontré le travail de Maryvonne Arnaud, je sortais d’une longue période où je m’étais exclusivement dédiée à la tenue de carnets de route, ou de voyage, ou tout simplement quotidiens. Je m’étais seulement liée à cette exigence : les rédiger au courant de la journée, pas à pas, dans le moment de l’événement, et non comme un brouillon ou des notes erratiques. M’efforçant à la rigueur stylistique, à une vraie continuité de développement. Comme elle dans ses images. De sorte que je me suis trouvée, sans l’avoir cherché, absolument “en phase”, comme on dit de deux phénomènes physiques, avec les photographies de sol qu’elle avait faites à Tchernobyl ou Dubrovnik. Lorsque nous en avons parlé, à son initiative, nous avons découvert que la marche n’était pas une occasion, un hasard, ou une circonstance, que c’était au contraire la base et le rythme de notre expérience vécue, le point de départ de sa mise en forme écrite/visuelle. Naturellement, les objets sont différents, les résultats aussi, tant est forte l’incidence formelle de la technique. Autant il est loisible à la photographie de respecter ce découpage, ce morcellement du temps vécu, autant il est difficile à l’écriture de ne pas s’échapper, de ne pas se porter, se déporter, invinciblement vers l’imaginaire, le passé et le songe. Mais tant pis : marchant côte à côte, sinon exactement du même pas, la photographie et l’écriture peuvent faire, et nous l’avons fait, un bon bout de chemin ensemble.

 

  • Cela même que nous arpentons, commentaire du philosophe Philippe Lacoue-Labarthe :

Deux choses sont extrêmement difficiles à déterminer aujourd’hui :

– le statut de la photographie – quant à l’art – quelle que soit la qualité de la réflexion à ce sujet, depuis Baudelaire jusqu’à Walter Benjamin et au-delà (du moment où l’art occidental s’est soumis au dogme de l’imitatio, personne ne sait plus quoi faire de la photographie).

– Le geste artistique (Il est en perdition à la mesure de l’effondrement des «canons» esthétiques reconnus).

Maryvonne Arnaud me semble répondre à ces deux questions : elle photographie – des sols ; la probité est entière et le résultat impressionnant: c’est cela même que nous arpentons, sans la moindre tricherie. Ces sols ainsi photographiés – «objectivement»- sont ceux qu’un photographe désubjectivé peut prendre : geste minimal, compliqué d’une élaboration artistique. Là encore, j’y insiste, la probité est entière. Et c’est, au bout du compte, très beau.

 

façades de papiers sensibles

L’église du village de Péage de Roussillon domine la vallée du Rhône depuis des siècles. Lieu de mémoire, c’est un de ces ancrages identitaires communément partagés par tous, dont la fonction symbolique n’est cependant plus interrogée par l’épreuve de la vie quotidienne.

Maryvonne Arnaud s’en empare en 1987 : depuis un camion à nacelle, stationné quelques mètres en avant de la façade de l’église, elle réalise durant plusieurs heures un ensemble systématique de prises de vues de détail : au total, 110 images d’un format sensiblement d’un mètre carré, réalisées frontalement et sans lignes de fuite, qui reconstituent intégralement la surface de la façade.

Mais la rigueur de cette prise de vues systématique ne masque pas les absences du photographe. Elle en révèle au contraire les pertes d’attention, les remords, les errances spatiales, amplifiées par l’épreuve physique que constitue cette longue confrontation.

Les fragments sont ensuite reproduits grandeur nature puis greffés sur un réseau de câbles assemblés et tendus devant la façade réelle du bâtiment.

Local-contemporain

local.contemporain est un foyer de recherches originales et d’initiatives artistiques autour des territoires urbains contemporains, une entreprise de renouvellement du regard, attentive aux formes et aux pratiques émergentes.

local.contemporain recherche dans les pratiques locales ordinaires, les spécificités innovantes ou résistantes à la mutation globale de nos sociétés.

Cette stratégie d’interrogation hyper locale se développe avec une attention soutenue pour l’échelle mondiale des mutations et pour la foisonnante complexité des temporalités à l’œuvre. C’est pourquoi les artistes et chercheurs associés sont disséminés dans le monde entier et font appel à une multiplicité d’outils pour aborder ce territoire.

> Nous éditerons une revue de 80 pages diffusée en librairie par Harmonia-Mundi.

Douze numéros sont publiés à ce jour : 01 >  vous êtes ici  centré sur les réalités contemporaines des formes urbaines ordinaires, 02 > C’est dimanche ! consacré à l’analyse des temps libres dans une société dite « des loisirs » ,  03 > ville invisible  analyse les formes urbaines sensibles, celles qui échappent à la domination de l’oeil mais structurent pourtant nos perceptions, 04 > le précaire, questions contemporaines, sur la précarisation de nos vies comme nouvelle forme dominante, 05 >  foules  centré sur l’expérience de la foule, tour à tour inquiétante ou intelligente, 06 > Points de repère, autour du sentiment de désorientation d’une part croissante de la population,  07 >un monde en soi ou comment chacun construit ses propres repères dans un horizon mondialisé, 08 > collection de collections  à propos de la place de l’intime dans l’espace public, 09 > paysages singuliers, paysage pluriel  pour aborder le paysage comme une ressource à la portée de tous, et vivre avec ampleur, 10 > paysages en mouvement car le sédentaire et le définitif ne sont que des illusions d’optique, des déficits de perception ou d’interprétation, 11 > paysage-animal pour mettre en lumière la part animale de l’humanité, 12 > Dépaysements car on se sent souvent dépaysé, sans pourtant parvenir à cerner ce qui nous désoriente dans ce qui se tient face à nous, irréductible à nos expériences précédentes.

> Nous produisons des interventions d’échelles urbaines dans l’espace réel de la cité, afin de mettre en forme ces représentations pour l’homme de la rue. Elles invitent à la participation de centaines de contributeurs.

Ainsi C’est dimanche, une collection aléatoire de photographies :

> Nous développons des outils pédagogiques pour les enseignants de la maternelle à l’université.

Ainsi des jeux cartographiques  :

Pour plus d’information, vous pouvez consulter le site  local.contemporain