On se sent parfois dépaysé devant un paysage, sans pourtant cerner ce qui nous déconcerte, nous désoriente ou nous égare dans ce qui se tient face à nous, irréductible à nos expériences antérieures.

> Le dépaysement fut longtemps le privilège du voyageur, puis du touriste occidental. Si des figures vagabondes comme celle de Victor Segalen ou de Nicolas Bouvier furent véritablement poreuses, traversées par le monde, la quête d’exotisme masqua le plus souvent l’absence d’une véritable volonté d’expérience de l’altérité. Le timbre-poste, la carte postale et le dépliant d’agence de voyage en furent en quelque sorte les icones. Le paysage exotique n’est alors qu’une simple fiction, un décor illusoire débarrassé des lignes de forces radicales qui l’innervent en profondeur.

> Pourtant, la désorientation de celui qui demeure et travaille au pays mais constate combien celui-ci n’est plus familier, comme « dépaysé » lui aussi, vacant, noyé dans une uniformisation planétaire est une expérience dominante du monde contemporain. La déterritorialisation, forme inversée du dépaysement, désaccorde le lieu à ses soubassements, aux usages et complicités accumulés au fil du temps. Les lieux de l’industrie touristique, de l’industrie agricole, des hubs de transport et plateformes offshore occupent les pays comme une armée étrangère, dans l’amnésie des appartenances.

> On peut pourtant se dépayser profondément dans son voisinage proche, dans la solitude d’une longue traversée en forêt, devant la démesure de la haute montagne, ou plus simplement en se déconnectant des réseaux numériques et téléphoniques. Le paysage se métamorphose alors par la simple connivence aiguisée avec la poétique du lieu et des êtres vivants qui le peuplent.

Les propositions artistiques présentées durant cette quatrième saison de paysage>paysages explorent ces différentes facettes du dépaysement, au fil d’expériences de plein air, déclinées dans les parcs publics, les piscines, les lacs, les alpages, les refuges….

Voici quelques-unes des rencontres à venir…

  • L’artiste anglais Douglas White s’installera durant plusieurs semaines pour mettre à jour les systèmes racinaires de quelques arbres. Par soustraction minutieuse des couches d’humus, avec des outils et une méthodologie d’archéologue, Douglas révèle le réseau inextricable et les fragiles interactions, les complicités entre les différents arbres, arbustes, buissons, champignons qui composent ce sous-bois. Les observations scientifiques les plus récentes rejoignent ici les savoirs vernaculaires anciens des forestiers et l’intuition de l’artiste : chaque arbre repose sur un monde souterrain de collaborations infinies et d’alertes entre espèces différentes qui échappe à l’observation humaine et reste bien souvent négligé. Pourtant, tissés ensemble sous terre par des milliers de kilomètres de fils fongiques vivants, les arbres se nourrissent et se guérissent l’un l’autre. Le tapis de câblages des mycorhizes relie les arbres en gigantesques communautés intelligentes qui peuvent s’étendre sur des centaines d’hectares.

Enracinés de Douglas White, au musée Dauphinois / la ferme

  • Avec sa sculpture Pinpointing-progress, installée en majesté dans le parc du Domaine de Vizille, Maarten Vanden Eynde prend appui sur le célèbre conte des frères Grimm « les musiciens de Brême » dans lequel un âne, un chien, un chat et un coq décident de s’entraider pour survivre. Montant les uns sur les autres, ils obtiennent une silhouette animale monstrueuse et braillent à tue-tête pour effrayer leurs ennemis. Mais les animaux cèdent la place ici à nos outils de communication qui s’empilent les uns sur les autres au fil des vagues d’innovation technique, désirables quelques si brèves années, avant de se muer en déchets. Cet amoncèlement joyeux et cocasse nous invite à partir en vacances, ou à oser un pas de côté. Traversé de part en part par une épingle de 10 mètres de haut, comme un gigantesque insecte fixé au sol, cet assemblage incongru nous suggère les bienfaits du désordre et de l’irrévérence….

Pinpointing-progress de Maarten Vanden Eynde, parvis du chateau de Vizille

 

  • Jean-Pierre Brazs utilisera pour son installation intitulée Pourquoi ici ? les codes visuels de la signalétique routière…, mais alors que les panneaux devraient indiquer des interdictions, des dangers et des directions, ils signalent ici de nouveaux points remarquables à notre attention – les nuages, les truites farios ou la ligne d’horizon…. Dans un de ses « contes paysagers », Jean-Pierre Brazs a imaginé que les mots nécessaires pour désigner le paysage s’effaçaient des livres des bibliothèques rendant impossible l’émotion de la lecture et sans objet la contemplation du paysage. Le mot « Cime » avait disparu, tout comme « ravin », « vallée », « combe » et « pâturage ». Ce fut une catastrophe. Des pans entiers de textes littéraires, de carnets de voyage et de comptes rendus d’études se liquéfiaient en d’incompréhensibles et plates phraséologies. Mais au fil de la ViaRhôna, les mots et les signes sont là pour perturber provisoirement notre rapport au lieu.

Pourquoi-ici de Jean-Pierre Brazs / Isle de la Serre

 

  • La céramiste Alexandra Engelfriet lutte avec la matière durant de vastes corps à corps comme cette tranchée de 40 mètres ouverte à la pelle mécanique puis transformée en four pour cuire à 1300 degrés en continu durant 6 jours et 6 nuits une céramique de 30 tonnes, ou ce bain tellurique de matière crue dans lequel elle disparait, pour conjurer la vanité de l’existence humaine, sans autres outils qu’elle-même dans une forme de transe qui conservera son empreinte dans la matière, meurtrie et sensuelle, abandonnée sans retouche ni remord. Invitée à s’inscrire au fil de l’Isère sur le site du campus de Grenoble, elle explorera la mémoire géologique du site.

Alexandra Engelfriet à l’oeuvre durant la réalisation de « tranchée »

  • L’implantation par la Fédération des Alpages de l’Isère d’un troupeau de plusieurs centaines d’animaux sur le campus universitaire n’est pas destinée à tondre de l’herbe en remplaçant les tondeuses à gazon ! Cette initiative souhaite contribuer à redonner une assise sensible aux citoyens, enfants et adultes qui vivent dans la métropole grenobloise, en affirmant la nécessaire présence des animaux dans la cité, et de ceux qui les élèvent, comme une pédagogique nécessaire pour aborder le monde qui vient. Nous inviterons notamment le berger Laurent Four à transmettre à tous comment entrer en complicité et à dialoguer avec les animaux, ainsi que les frères Janin, qui sont architectes, éleveurs, paysagistes et utilisent le bétail comme un vecteur performant d’aménagement paysagé, à partager comment mieux prendre en considération, dans le sens le plus puissant du terme, la nature environnante pour penser le lieu.

 

Dialogue avec un troupeau, conduit par le berger Laurent Four

 

Découvrir un article sur art catalyse de l’été 2020