une Collection de collections

La Collection de collections est réalisée grâce à la participation aléatoire de nombreux collectionneurs. Cet aléa, qui constitue le soubassement du projet, résulte d’une invitation lancée par l’intermédiaire de modes de communication suffisamment flottants (affiches, journaux locaux, journaux gratuits, télévision, tracts, rumeurs, réseaux sociaux, …) pour s’infiltrer par capillarité dans des milieux sociaux et générationnels hétérogènes. Jeunes ou vieux, riches ou pauvres, hommes ou femmes, la posture du collectionneur traverse en effet les milieux sociaux et les générations et c’est cette discordance symbolique qui apparaît ici fructueuse.

La Collection de collections se développe discrètement durant quelques mois et permet lentement de réunir des formes de collections inattendues. La puissance poétique du résultat repose en effet sur cet accueil sans réserve, cette hospitalité offerte à tous les collectionneurs souhaitant participer. Chacun apporte son monde, car la collection est souvent la cristallisation d’une obsession poursuivie avec opiniâtreté durant de longues années. Durant cette traque, chaque collectionneur a aiguisé son regard, approfondi la séduction intuitive des premiers objets réunis au profit d’un savoir de plus en plus raffiné au fil de l’accumulation de cette série d’objets, une fidélité accumulative qui lui impose de penser pour classer, hiérarchiser, échanger. La Collection de collections est ainsi plus finement une collecte de mondes intimes.

 Ces imaginaires collectés sans souci hiérarchique sont ensuite inscrits à l’intérieur de cabinets de curiosité d’échelle urbaine installés en pleine rue. L’assemblage de ces disparités est un jeu d’équilibre et de tension où l’éblouissement devant cette ivresse proliférante de mondes propres doit être entretenu avec soin. La Collection de collections repose sur la fertilité de l’inattendu, des relations dynamiques entre ces imaginaires hétérogènes rapprochés en voisinage.

Ces cabinets de curiosité sont constitués d’espaces vitrés. L’installation urbaine est suffisamment intrigante pour susciter la curiosité et attirer les passants. A l’intérieur de chaque cabinet, le visiteur découvre une mise en espace singulière, valorisant les objets collectionnés, approfondissant leur potentialité, leur originalité, ou à l’inverse, révélant les formes stéréotypées. Le visiteur peut entrer dans la plupart des espaces afin de s’immerger dans chaque collection, reflets de l’originalité de chacune de nos vies.

Ces collections forment un ensemble plus ou moins étrange qui intrigue, attire l’attention et suscite la parole. Ces objets collectionnés sont en quelque sorte des générateurs ou des accélérateurs de conversation. En ce sens, la Collection de collections constitue une invitation à la promenade dans le foisonnement des imaginaires humains et des altérités.

 

EXTRAITS :

Intérieur de collectionneur (image M.Arnaud)

Daniel Bougnoux : Tenir aux objets

(extrait)

Le collectionneur, devant l’immensité du monde, réduit celui-ci à une maquette, à un petit monde dont il est l’ordonnateur et le démiurge. Cette notion de démiurge me paraît coller au geste collectionneur. Ce qu’il y a d’inacceptable, d’asocial, de scabreux dans le désir se trouve ainsi finalement castré au sens de la psychanalyse, pour atteindre à un ordre symbolique, un ordre supérieur voire parfois religieux car il y a un côté assez religieux dans la clôture presque monacale de la collection et des élus qui y entrent. Le collectionneur crée une règle qu’il s’impose à soi-même, et par laquelle il se coupe de quantités d’autres vagabondages, désirs ou rencontres…

Cahier d’écolier des années 60 (Collection Henri Merou)

Yves Citton : Etre collectionné par les algorithmes ?

(extrait)

La vraie folie n’est à localiser ni chez les collectionneurs, ni chez ceux qui se moquent d’eux. Elle est au cœur du cercle incestueux articulant attention et valorisation. Si je suis conduit à valoriser ce sur quoi porte mon attention, alors mes « valeurs » vont dépendre directement des circuits en charge d’attirer et de nourrir mon attention. (…) Dans cet univers d’industrialisation du désir, le collectionneur est peut-être encore le moins fou de tous. Au moins, lui, il suit sa folie, plutôt qu’à se laisser absorber dans celle de l’essaim médiatique.

Affichettes d’animaux perdus (Collection Alban de Chateauvieux)

Maryvonne Arnaud : Un digitabuphile ?

(Extrait)

Quelle part d’intime recèle une collection ? Est-ce une manière de se raconter ? De parler de son enfance ? De son grenier ? De ses rêves ? De ses manques ? De ses angoisses ? Se sent-on dépossédés d’un bout de soi quand on se sépare de sa collection ? Peut-on organiser sa vie autour d’une collection ? Peut-on se satisfaire d’une seule collection ? Les collectionneurs sont-ils toujours en manque ? Sont-ils toujours à la recherche de nouveau ? Est-ce un espoir de retrouver son enfance ? Une lutte contre la disparition, contre l’oubli, contre l’obsolescence des objets ? Est-ce un rejet du monde marchand ? Est-ce le besoin de laisser une trace ? 

Tête réduite Jivaro (Collection A. de Galbert)

Antoine de Galbert : Portrait du collectionneur en chien truffier

(Extrait)

Comme une bibliothèque, une collection n’a pas de hiérarchie et croise différents domaines d’intérêt. Ce n’est qu’avec les années qu’on se rend compte qu’il existe une cohérence et que tout cela se rejoint. Le collectionneur est souvent quelqu’un qui est envié, qui a une image sociale d’argent, de réussite, d’intelligence. En réalité, c’est plutôt un drame de collectionner, c’est quelque chose qui est tellement compensatoire, tellement utopiste, tellement déprimant. On le sait tous, au-delà du fait qu’on puisse avoir de l’argent ou pas, car ceux qui n’ont pas d’argent collectionnent autre chose, des capsules de bouteilles de bière… mais c’est le même processus. Il y a quelque chose qui est sans fin et qui ne résout rien, c’est une usine à manque, puisque plus on achète, moins on a, plus on génère des manques…, c’est une absurdité en réalité de collectionner. Il y a aussi des moments merveilleux sinon, évidemment, je ne collectionnerais pas, mais c’est très angoissant.

 

Détail d’une Collection

Patrice Meyer-Bisch : Fragments du monde, fragments de soi

(Extrait)

Pourquoi cette solitude du collectionneur ? Peut-être parce qu’il est face à des fragments. Ce mot me paraît essentiel ici : le fragment par définition implique une cassure et nous dit quelque chose d’une unité, mais une unité qui reste à trouver. Chaque objet est un fragment, la collection n’est pas un monde mais une maquette, une reprise, un recollage… Je ne dirais pas une violence faite aux objets car cela supposerait que les objets aient une nature : les objets, sont eux-mêmes bricolés à l’origine pour un usage, et les suspendre pour les raccrocher, les rebricoler autrement, c’est une nouvelle présentation pour une nouvelle interprétation. Mais quel est le type de valeur qui est recherché dans ce recollage ? On recherche une jointure, des correspondances entre les fragments, et certaines jointures « collent », d’où le mot de « collection ».

Vente aux enchères (Sotheby’s)

Guy Tosatto : Raisonner, rassembler

(Extrait)

La responsabilité du conservateur est de discerner les formes qui ne répètent pas, ou pour le moins qui enrichissent le langage artistique contemporain. Par rapport à un collectionneur privé qui va raisonner en fonction de lui, de son histoire, du lieu dans lequel il se trouve, un conservateur dans un musée va prendre en compte ce qui a été acquis, ce qui constitue les grands axes de la collection, et à partir de là envisager d’une part ce qui peut être complété, les lacunes à combler, et d’autre part voir ce qui peut être développé, en préservant la personnalité de cette collection, puisque chaque collection a une personnalité différente.

EX-VOTO

À 2000 mètres du Vieux-Port, le tunnel prolongeant le boulevard National joue, pour le troisième arrondissement de Marseille, un rôle de porte et de lien avec les autres quartiers de la ville. La voie de chemin de fer agit comme une frontière physique et symbolique puissante entre le quartier haussmannien de Longchamp et le quartier populaire très dégradé du boulevard National.

Chaque jour, d’innombrables piétons, cyclistes ou automobilistes affrontent cet espace, car la traversée inquiète, embarrasse ou affecte. Mais elle peut aussi détacher le passant de sa vie quotidienne, pour l’entraîner dans une expérience nouvelle. Si le lieu inquiète et repousse, il peut aussi, selon l’imaginaire de chacun, évoquer la grotte de Lourdes, la voûte céleste, la caverne de Platon ou un théâtre d’ombres.

Invités à Marseille pour l’année Capitale 2013, Maryvonne Arnaud et Philippe Mouillon ont choisi d’amplifier ces potentialités pour obtenir une dramaturgie d’échelle urbaine qui impulse des trajectoires inattendues, lignes d’erres buissonnières, fugues indéterminées. Le geste artistique profite des différences sociales et générationnelles, symboliques et esthétiques, pour les mettre en scène et les inviter à se côtoyer.

Comme tant de grottes naturelles transformées en sanctuaires, ce tunnel devient ainsi le réceptacle d’ex-voto contemporains qui puisent bien au-delà de la tradition locale, et traversent les cultures, les systèmes symboliques et l’histoire pour bâtir une poétique de bricolage, assemblage de mots, fragments d’espoirs et de peurs, tremblements incalculables, fulgurances fragiles.

Chaque vœu collecté auprès des passants est en quelque sorte une dédicace, un don individuel offert à tous : j’offre à ma ville et à mes proches, et à tous les inconnus, un souhait publiquement inscrit et partagé ici, avec tous, dans une même communauté ouverte au nouvel arrivant et héritière des récits noués là précédemment.

Ces vœux traduisent les doutes, les espoirs et les peurs de nos contemporains. En voici quelques exemples :

J’aimerais respirer sous l’eau.

Je voudrais une vie normale, comme les autres.

Quand je serai grand, je voudrais ne pas aller en prison.

Voir le bout du tunnel, trouver la sortie.

Remonter le temps, recommencer avec ce que j’ai dans la tête maintenant.

Qu’on me donne vingt ans de plus à vivre.

J’aimerais une augmentation de salaire.

Me vider la tête, penser à autre chose.

Je voudrais que les garçons me trouvent belle.

Avoir une autorisation de travail.

Je voudrais retrouver l’étoile brillante que j’ai perdue ici.

Je voudrais que l’humanité sorte du chaos, vite ! Moi y compris.

Et voici quelques traductions en ex-voto contemporains :

 

 

 

 

 

 

 

L’originalité de l’installation Ex-voto, au-delà de la grande présence de l’œuvre disséminée dans le tunnel National, réside dans le caractère systémique du nœud d’échanges sociaux et de croisement d’imaginaires mis en place à l’occasion de l’oeuvre installée. Cette stratégie d’inscription de l’originalité de chacune de nos vies dans un contexte local, combine en effet une mémoire territorialisée, notamment celle des bombardements de la seconde guerre mondiale, à des usages déterritorialisés et amnésiques, ceux des nouveaux usagers. Elle tente de revitaliser la métropole, comme le croisement génétique et le renouvellement générationnel le font depuis l’aube des temps, afin de produire un tissu local organique, singulier et singularisant.

Parce qu’Ex-voto se veut une œuvre individualisante et incluante, elle ne s‘appuie pas sur une identité de quartier, toujours excluante. Chaque vœu est en quelque sorte une dédicace, un don individuel offert à tous : j’offre à ma ville et à mes proches, et à tous les inconnus, un souhait publiquement inscrit et partagé ici, avec tous, dans une même communauté ouverte au nouvel arrivant et héritière des récits noués là précédemment.

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EX-VOTO est une curiosité d’échelle urbaine proposée par Maryvonne Arnaud et Philippe Mouillon, et réalisée en collectant les vœux d’habitants de Marseille, au fil des rencontres. Cette proposition s’inscrit dans le programme “ Quartiers Créatifs ” conçu et porté par Marseille-Provence 2013 avec le soutien financier de la Fondation Logirem, de Logirem, de la Caisse des  Dépôts et Consignations, du Fonds Européen de Développement Régional, de Marseille Provence Métropole et de la ville de Marseille. Une production de Marseille-Provence 2013.

Conception plastique et conception urbaine Maryvonne Arnaud, Philippe Mouillon; Régie générale, Pierre Auzas; Conception technique, Marian Janda, Michel Arnaud; Conception graphique, Pierre Girardier et Philippe Borsoi; Médiation de proximité, Cendrine Chanut.

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un monde en soi

local.contemporain 07 / 80 pages / éditions le bec en l’air

Textes de Patrick Chamoiseau, Daniel Bougnoux, Maryvonne Arnaud, Yves Citton, Images de Maryvonne Arnaud

 

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La part manquante

Qu’est-ce que ça veut dire, l’humain ? Comment se représenter cette notion toujours en devenir devant ou entre nous, et toujours à construire ? Comment penser ou délimiter, à l’époque de la mondialisation, notre idée de l’humanité ?

N’allons pas nous raccrocher à une idée un peu fausse, ou rance, de l’humain : l’humanité réside entre nous en partage. Cette notion équivoque suggère que celle-ci ne se donne jamais que “ partagée ” par le don réciproque des langues, des cultures, en même temps qu’elle demeure irréductiblement morcelée. On ne sait pas très bien ce qu’est ou ce que peut l’humanité, dont nous ne possédons qu’une parcelle, dont nous ne connaîtrons jamais qu’un minuscule échantillon.

“ Les autres ” figurent indéfiniment cette part manquante, énorme, qu’il nous reste sans cesse à documenter et à explorer. Part manquante est aussi un terme de physiciens, ce qu’ils désignent comme l’antimatière, que nous ne connaissons pas, n’ayant accès qu’à la matière qui exige toutefois, pour exister, cette part qui nous échappe.

Dans nos rues comme dans toute l’étendue du ciel noir, des corps s’élaborent et parfois se frôlent, à des distances incommensurables. Comment jamais mesurer l’homme ?

Daniel Bougnoux

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exposure

« exposure » tente d’interroger les représentations symboliques de notre époque, leurs lacunes, les manipulations auxquelles elles sont soumises. L’installation aborde la mutation sociétale actuelle et les discordances symboliques qui l’accompagnent en centrant notre attention sur le risque de précarisation qui hante la vie sociale.

« exposure » interroge le sens de cette peur qui émerge du nouveau siècle, comme si le monde était en désaccord si profond avec nos images mentales qu’il en était devenu impensable. Il s’agit donc d’un travail d’interrogation qui dramatise de grands enjeux de société.

Installée en pleine rue et destinée au grand public, cette dramaturgie se compose de douze roulottes de chantier extraites de la vie ordinaire. Celles-ci décrivent un espace décalé des usages courants qui renouvelle notre regard sur cette vie ordinaire. Les portes de chacune des roulottes s’ouvrent sur une représentation singulière de l’époque. Ce seuil peut se franchir. Le visiteur peut entrer et confronter alors son corps à une multiplicité d’informations complexes : olfactives, sonores, visuelles….

Pour concevoir « exposure » , Maryvonne Arnaud  et Philippe Mouillon ont puisé dans les représentations historiques et dans les approches philosophiques contemporaines en associant Zygmunt Bauman, Stefano Boeri, Daniel Bougnoux, Yves Citton, Laurent Grappe, Bruno Latour, Bernard Mallet, Lionel Manga, Henry Torgue et Janek Sowa.

TEXTES ORIGINAUX DES PHILOSOPHES ASSOCIÉS

Chaque époque possède ses peurs propres qui la différencient des autres époques, ou plus exactement donne à des peurs connues de toutes les autres époques un nom de sa propre création. L’incertitude a toujours constitué la source primordiale de la peur. Mais cette question de l’incertitude est complexe : c’est une des principales conséquences du processus de mondialisation. La manipulation de l’incertitude est à toute époque l’essence même du pouvoir et de l’influence. Les ensembles qui détiennent le plus de pouvoir sont ceux qui parviennent à rester une source d’incertitude pour les autres.

Zygmunt Bauman

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Nos sociétés de la flexibilité sont des sociétés qui exigent une réadaptation permanente. En ce sens la précarité est la forme nécessaire au développement actuel du capitalisme. Le monde change depuis toujours, mais ce qui est nouveau c’est que la chaîne de changement change. C’est un méta-changement, ça change d’une façon qui change, exponentielle et imprévisible.

Cette mutation accélérée tranche en diagonale dans la société, fragilisant les repères de la majorité des citoyens et déliant les différentes formes de sécurité sociale. Le précaire est disqualifié, en faillite. Il n’habite plus le monde. Car habiter le monde veut dire vivre dans un espace lentement apprivoisé depuis l’enfance afin d’être vécu comme l’extension de nous-mêmes, c’est aussi comprendre le monde, comprendre ce qui se passe, comprendre où est notre place dans le monde. Habiter le monde, c’est encore prendre soin de soi et être l’objet du soin des autres. Habiter le monde, c’est avoir le contrôle du monde, de son environnement, de son espace politique, c’est être citoyen.

Ainsi sont emblématiques du précariat tous les migrants jetés sur les routes du monde par des événements qu’ils ne pouvaient pas contrôler.

Janek Sowa

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La précarité n’est que la moitié du dispositif. L’autre face est l’inintérêt ou la violence, la virulence des réactions suscitées par la précarité chez les gens qui sont à la fois indifférents, vaguement coupables, furieux, ce mélange assez bizarre d’impatience, de gêne, de trouble. Notre attention doit se porter sur l’invisible, la façon dont ces gens en situation précaire deviennent invisibles, car ça aussi c’est un mécanisme. Les mécanismes par lesquels on rend invisible sont à rendre visibles. Si on parle de précarité, il faut parler aussi de ce qui rend précaire. C’est vraiment la symétrie d’analyse entre les deux positions : ceux qui sont précaires, ceux qui précarisent, ainsi qu’un changement régulier d’échelle qui permet de dessiner une nouvelle objectivité.

Bruno Latour

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Le défaut de l’image narcissique est au cœur de la précarité. Le miroir renvoie une si mauvaise image qu’on ne veut pas coller à cette image, on la refuse. Or il importe beaucoup de recevoir cette stabilisation narcissique de notre identité : nos actualités nous renvoient l’image que chaque jour nous produisons de nous-mêmes, comme nation ou comme groupe social…. Quand cette image fait défaut, et elle fait défaut dans quantités de situations – pour les immigrés, par exemple, et pour tant de pays qui n’ont pas l’équipement médiatique leur renvoyant cette image, mais seulement l’image que les autres filment d’eux – il y a risque d’effondrement.

La lutte pour l’identité narcissique semble un facteur très important des luttes symboliques actuelles. Il revient à l’artiste de faire glisser le terrain, de montrer qu’on n’est pas seul à habiter son territoire mais qu’il y a des glissements entre les territoires, des invasions, des ré-appropriations, des luttes pour l’identité et la coexistence…. Car chaque terrain n’a que trop tendance à se constituer comme homogène, comme chauvin, comme phobique de l’autre… La question narcissique est vitale : nous avons besoin de nous voir dans un miroir, mais pas de nous voir tout seuls, pas d’envahir tout le champ visuel, mais de nous y voir liés à d’autres qui font que nous sommes là et partageons avec eux un espace négociable.

Daniel Bougnoux

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La personne en situation de précarité ne parvient généralement pas à contrôler l’image qu’elle projette d’elle-même. Le sans-abri qui plante son campement sur le trottoir de mon pâté de maisons est exposé à la pluie, à la froidure, aux gaz d’échappement, mais il est aussi exposé à mon regard inquisiteur qui lui demande silencieusement à chaque fois : n’es-tu pas un imposteur, as-tu fait tout ce qui était en ton pouvoir pour t’en sortir ? C’est à ce « droit de regard » qu’est d’abord exposé le sans-abri : ce dont il ne peut pas s’abriter, c’est de cette inquisition qui paraît toujours disposée à l’accuser d’imposture, d’incohérence, d’irrationalité, d’insuffisance. En même temps que son corps souffre de la morsure des intempéries, son image souffre de l’exposition qui soumet à notre regard demandeur de comptes toutes les petites impostures que notre sécurisation nous permet de dissimuler.

Mais la précarité est en même temps le lieu d’une projection d’image qui précarise dramatiquement notre regard de spectateur. Toutes nos stratégies d’évitement visent à éviter de rencontrer ce regard dont il nous serait difficile d’ignorer la demande. Au cœur de nos stratégies d’évitement, qui cachent et révèlent notre désarroi, il y a ce regard qui nous regarde, très intimement. Qu’est-ce qui nous regarde en lui ?

Yves Citton

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L’habitude est un vêtement qui nous convient. Plus elle tourne mécanique, plus elle rassure. Le chaotique déconcerte. L’incertitude, c’est le grain de sable dans les engrenages qui détraque la routine et son manège tranquillisant. L’extrême sensibilité aux conditions initiales des systèmes dynamiques a plusieurs degrés de liberté. Les marins à voile du monde entier savent bien à quel point une infime dérive dans les paramètres de navigation mène en définitive loin du cap visé, parfois même aux antipodes. Garder le cap n’est pas une vaine métaphore, surtout quand ça tangue fort. S’il est dans l’expérience humaine ordinaire un système dynamique régi par l’extrême sensibilité aux conditions initiales, c’est celui formé par le skipper à la barre et son intention, le bateau et les voiles, la mer et le vent. Les stabilités qui ont jusqu’ici plus ou moins heureusement porté le monde trouvent leur fondement dans la vision agraire de l’inscription humaine au sein de la biosphère. L’invention de l’agriculture a inséré en nous et renforcé au long des générations, le principe de fixation et d’accumulation. Fixation à des territoires réels et imaginaires, fixation à une famille, à une nation… Et voilà que les fixations sautent, que les stabilités s’effritent et que la permanence prend l’eau. Il y a dans l’air comme une débâcle de printemps. Aller d’un emploi à un autre, d’un logement à un autre, d’un amour à un autre… parce que l’aléa mène le jeu, se tenant en embuscade dans les replis du réel pour bifurquer dans n’importe quelle direction. Cependant, sous l’incertitude se dessinent les lignes de force d’une pratique inédite de l’autonomie.

Lionel Manga

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Pour approfondir : Ministère de l’Ecologie, du Développement et de l’Aménagement durables – à propos de l’exposition précaire(s) à COLOGNE. Précarités contemporaines. Formes sociales, formes spatiales, formes représentées. Approches européennes croisées