memento memori

Memento memori est une étude prospective, actuellement en cours de développement, qui deviendra publique dans quelques mois, notamment au musée de Grenoble, sous une forme hybridant la création contemporaine et la recherche en sciences sociales.

Elle poursuit nos travaux antérieurs autour du vivant et des vitalités, sous un nouvel angle. Car l’art demeure un outil puissant pour recadrer nos vies, les situer à leur juste mesure dans le temps long de l’humanisation et le grand cycle du vivant. Il peut nous aider notamment à admettre combien les morts nous aident à vivre, combien nous menons toujours notre vie accompagné par leurs mots et avec leurs outils. C’est ainsi qu’ils nous socialisent et nous humanisent car ils forment cet humus, ce fonds dont l’étymologie est commune aux mots humain, humanité, inhumé et humilité, c’est à dire notre terreau nourricier, notre matrice – une fonction sociale vivace, c’est à dire agissante dans le monde des vivants. Aucune civilisation n’existerait sans cette transmission des mots et des savoirs, des symboles et des outils.

Or ils sont l’objet aujourd’hui d’une errance mémorielle qui découle logiquement de l’affaiblissement de l’armature symbolique proposée ou imposée par les églises durant des siècles. Mais ce repli des ritualisations et des récits antérieurs dénude autant qu’il libère. Car il implique d’assumer seul, de bricoler par soi-même de nouvelles pratiques mémorielles. Tout comme il exige de nouvelles réponses sociétales qui demeurent actuellement de médiocres ravaudages. La société se prive de l’épaisseur temporelle des urbanités passées, incapable de les percevoir sous un autre angle que celui d’un patrimoine matériel éteint. Ni matière inerte manipulable sans scrupule, ni relique intouchable, il s’agit pourtant de l’humus d’une terre vivante.

 

 

Mauvais temps

Depuis janvier 2016, Maryvonne Arnaud documente le vaste mouvement de déplacement d’hommes, de femmes et d’enfants de toutes provenances, qui échouent vague après vague sur les plages grecques, puis qui se retrouvent en attente dans des camps de transit ou des campements de fortune.

 

Elle interroge la place et le montage de chacune de ces images, afin de les démarquer du flot médiatique qui double le drame humain sans parvenir à construire un horizon commun.

Elle a conçu cette exposition comme un film en pièces détachées, où le visiteur est invité à reconstruire son propre enchaînement, à assembler les sons aux images, les vagues aux visages, afin de regarder chacun de ces individus en face, à se mettre un instant dans leur peau, à s’impliquer dans ce moment de notre histoire commune, à se reconnaître.

 

Tout se passe comme si nous recevions certaines vies comme des vies qui ne seraient pas tout à fait vivantes ; tout se passe comme si l’on considérait certains genres de vie, ainsi que le dit Judith Butler, « déjà comme des non-vies, ou comme partiellement en vie, ou comme déjà mortes et perdues d’avance, avant même toute forme de destruction ou d’abandon.

Marielle Macé « sidérer, considérer » Verdier 2017

Rencontre-débat Mercredi 15 novembre à 18h30, avec Pascal Manoukian, à l’invitation du festival premier Roman, en présence de Maryvonne Arnaud. Espace Larith

Rencontre-débat Vendredi 1 décembre à 18h, en présence de Maryvonne Arnaud, Marielle Macé (auteure de Sidérer, considérer), Crystal Cordell Paris (auteure de La philosophie politique), Anne-Laure Amilhat Szari (auteure de Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?), Alain Faure (auteur de La politique à l’épreuve des émotions), Amandine Dupraz et Jacopo Rasmi, doctorants à l’Université Grenoble Alpes. Espace Larith

Rappel des rencontres avec Maryvonne Arnaud :

le 30 mars 2017 à la bibliothèque de Grenoble (avec Guillaume Leblanc, Vélibor Colic, Antoine Choplin et Natacha Appanah),

le 8 juillet 2017 au festival de l’Arpenteur (avec Fabienne Swiatly, Anne-Laure Amilhat Szari),

le 22 octobre 2017 au festival le Grand Bivouac à Alberville (avec Guillaume Leblanc, Fabienne Bruyère)

Avec les soutiens du ministère de la culture (Drac Auvergne Rhône-Alpes) et de la région Auvergne Rhône-Alpes – dans le cadre des appels à projets Mémoires du XX siècle, du CHRD de Lyon, de Migrants en Isère, du printemps du livre et de la ville de Grenoble, de l’espace Malraux – scène nationale de Chambéry et de la Savoie, du Département de l’Isère, de l’Assemblée nationale, du festival de l’Arpenteur ; et avec les généreuses contributions de Erri de Luca et de Antoine Choplin.
Article paru dans le petit Bulletin du 25 Avril 2017
Le plaidoyer pour l’humanité de Maryvonne Arnaud

Comment aborder la crise migratoire avec justesse ? La photographe grenobloise Maryvonne Arnaud prend le problème à bras le corps pour un « Mauvais temps » qui se décline aussi en installation et en vidéo, avec une justesse renversante. Une exposition forte à découvrir à la Bibliothèque centre-ville de Grenoble.
LE VENDREDI 21 AVRIL 2017 PAR CHARLINE CORUBOLO

Le plaidoyer pour l’humanité de Maryvonne Arnaud

Crédit Photo : Charline Corubolo

Mauvais temps

Installation de Maryvonne Arnaud
Bibliothèque Centre Ville 10 rue de la République Grenoble

Jusqu’au 6 mai 2017

À LIRE AUSSI

Grenoble lance ses États généraux des migrations
Grenoble lance ses États généraux des migrations

Dire que l’ère est viciée, que l’air du temps est mauvais est un euphémisme en ce début de XXIe siècle. Entre les discours excluants et les images venant du terrain, il est difficile de trouver le recul adéquat pour aborder la crise migratoire actuelle. Mais leMauvais temps de Maryvonne Arnaud, qui se déploie actuellement à la Bibliothèque centre-ville, le fait avec authenticité et pudeur. Photographies, installation et vidéo agissent de manière percutante sur la conscience, notamment grâce à la finesse de la scénographie.

Suite à de multiples voyages à Athènes, Idoméni mais aussi sur les îles de Lesbos et de Chios où arrivent par vagues des migrants de Syrie, d’Afghanistan, d’Irak ou encore d’Iran, l’artiste grenobloise a composé un carnet de mer visuel où le renversement d’échelle met le spectateur face à ses responsabilités, où le manque de recul pousse à la réflexion, où les gilets de sauvetage échoués sur les plages remplacent les corps.

Des scènes fortes desquelles émerge l’espoir sur un visage souriant à travers la grisaille, malgré les mots de l’auteur italien Erri De Luca mis en voix sur les images de la photographe « Ils séparent les morts des vivants, voici la récolte de la mer. » Et voici le plaidoyer photographique de Maryvonne Arnaud pour l’humanité, pour l’éveil de nos consciences.

Mauvais temps
À la Bibliothèque du centre-ville jusqu’au samedi 6 mai

 

Atlas des mondes de chacun

Un monde de mondes

Au milieu du XVIII siècle, à la demande de Louis XV, Cassini de Thury va établir le premier relevé topographique de la France. Durant 3 ans, entre 1758 et 1761, il va installer son observatoire sur la commune de Saint-André-la-Côte au Signal, à 934m d’altitude et 20 kilomètres de Lyon, pour établir par triangulation la première carte de Lyon.

En quatre générations, les Cassini réaliseront la première carte topographique et géométrique de l’ensemble du royaume de France, établie à l’échelle 1/86 400.

Ces travaux sont si fiables que, de nos jours encore, de nombreux chercheurs – archéologues, historiens, géographes, botanistes, paysagistes… consultent la carte des Cassini lorsqu’ils ont besoin de faire une analyse rétrospective du paysage.

C’est depuis ce signal qu’ont été lâchés, le dimanche 25 juin 2017 aux alentours de 11H du matin, des pigeons voyageurs emportant avec eux des messages collectés auprès des habitants des Monts du lyonnais. Chacun, enfant et adulte, natif d’ici ou héritier d’autres territoires, était invité à exprimer sur un message, fragment cartographique bagué à la patte de chaque pigeon, un point géographique qui lui tient particulièrement à cœur. Cet attachement affectif à un lieu particulier – un sentiment de vivre une harmonie, une complicité, une intimité, une intensité de vie peut prendre sa source dans une variété infinie de motifs – le lieu de sa naissance ou de son enfance, la mémoire d’une rencontre amoureuse, un rêve de vacances paradisiaques, la douleur d’un exode… et concerner un territoire du voisinage proche ou situé à l’autre bout de la planète. Les réponses obtenues nous disséminent dans le monde entier. Elles traduisent sans doute combien nous ne sommes pas les habitants d’un seul espace, mais que nos vies sont affectées par une multitude d’attachements, d’affinités et de repères, plus ou moins durables, et qui cohabitent en nous enchâssés les uns dans les autres sans hiérarchie. Le voisinage symbolique mondial est une caractéristique majeure des territoires contemporains, qui structure tout autant les territoires ruraux que les métropoles d’échelle mondiale comme Sao-Paulo. Chacun de nous est habité de flux, de désirs et de rêves multi-localisés, comme Arthur Rimbaud était habité de vents.

Les pigeons voyageurs proviennent de l’élevage de Dominique Cœur, situé au hameau de l’Aubépin sur la commune de Larajasse. Ces oiseaux participent habituellement à des compétitions internationales dans le monde entier où ils volent jusqu’à 120 km/h durant 750 à 1000 kilomètres. Ils perpétuent ainsi une tradition lointaine puisque depuis plus de 3000 ans, les pigeons voyageurs transmettent des messages sur de très longues distances en emportant, depuis le navire d’un explorateur ou le cœur d’une ville assiégée, un fragment de papier bagué à la patte. Ces messages très courts, parfois codés, sont un peu les ancêtres des tweets qui circulent aujourd’hui d’un téléphone à l’autre. Une filiation poétique puisque l’anglais tweets signifie gazouillis. Ces remarquables voyageurs sont surtout la figure visible de la puissance du mouvement, des migrations et transhumances qui caractérisent l’ensemble du règne animal, de la sterne arctique à l’anguille, l’hirondelle commune, la baleine à bosse, ou le papillon monarque – formidables pulsions qui déplace le vivant à la surface du globe d’Islande à la Tasmanie, d’Alaska à la Nouvelle-Zélande, sans boussoles ou système de géolocalisation embarqué.

Le lâché de pigeons voyageurs du 25 juin offrait aux oiseaux de s’envoler du Signal de Cassini à la même seconde, chacun porteur d’une géographie affective baguée à sa patte. L’ordre d’arrivée des pigeons détermine un ordre cartographique excentré qui sera édité prochainement comme l’ Atlas des mondes de chacun.

Atlas des mondes de chacun est une proposition de Philippe Mouillon,
produite par LABORATOIRE avec les soutiens de la DRAC Auvergne Rhône Alpes, du Département du Rhône, de la Région Auvergne Rhône Alpes, de la Communauté de communes des Monts du Lyonnais.

> pour plus d’information : contact@lelaboratoire.net

invitation-lacher_de_pigeons_voyageurs

En équilibre sur la ligne de partage des eaux

Les Hauts du Lyonnais sont situés au creux d’une ligne géographique presque invisible, mais qui partage pourtant le continent européen en reliant le détroit de Béring à Gibraltar : c’est la ligne de partage des eaux entre l’Atlantique et la Méditerranée. Cette ligne de crête est un point de bascule, le lieu où les sources divergent, pour nous connecter à des ailleurs au fil du cheminement de l’eau : d’un côté, chaque goutte de pluie ou de rosée partira vers la Loire, tandis que de l’autre, elle descendra vers le Rhône.

Cette réalité géographique forte donne naissance à un territoire traversé depuis toujours par les destins des hommes et par les destinées de l’eau. Ce pays est un nœud, un trait d’union entre Lyon et St Etienne, entre l’Atlantique et la Méditerranée. Il est d’ailleurs relié et reliant depuis toujours. Il conserve clairement l’empreinte de l’ancienne voie d’Aquitaine construite 50 ans avant Jésus-Christ par le général Agrippa ou des aqueducs romains alimentant Lyon en l’eau potable. Il est aujourd’hui un assemblage de mondes local et mondial.

Le nez au vent, nous avons proposé une traversée du territoire depuis cette ligne de partage des eaux. Durant une journée, casse-croûte dans le sac à dos, il s’agissait d’échanger nos perceptions en marchant au long de cette ligne d’équilibre, basculant dans les vallées, longeant les rivières, observant du haut des crêts, traduisant les noms des lieux-dits… afin d’éprouver le plaisir de la conversation et la poétique de ce territoire.

En équilibre sur la ligner de partage des eaux est une proposition de Ingrid Saumur et Philippe Mouillon, produite dans le cycle Atlas des mondes de chacun par LABORATOIRE avec les soutiens de la DRAC Auvergne-Rhône-Alpes, du Département du Rhône, de la Région Auvergne-Rhône-Alpes, de la Communauté de communes des Monts du Lyonnais.

invitation-ligne-de-partage-des-eaux

En vie

Migrations contemporaines en Méditerranée 

Un dispositif multimédia de Maryvonne Arnaud

> Textes originaux : Erri de Luca

> Traduction : Danièle Valin

> Textes complémentaires : Erri de Luca extraits de ALLER SIMPLE   (éditions Gallimard 2012)

> Conception générale et prise de vues : Maryvonne Arnaud

> Montage images et sons : Guillaume Robert

> Voix : Sophie Vaude, Jean-François Matignon, Dominique Laidet,

> Conseil scientifique : Anne-Laure Amilhat Szary, Alain Faure, Yves Citton

Étude préparatoire (mai 2016) : boucle vidéo de 22 minutes

Diffusion en avant-première :

> au CHRD/Lyon, les 28 et 29 mai 2016 en clôture de l’exposition « Rêver d’un autre monde».

> au cinéma Utopia / Avignon, chaque jour impair à 11H du 7 au 25 juillet 2016 

> à MC2 / Grenoble, lors des Etats généraux des migrations organisés par la Cimade

 

www-DSC_1609

A regarder les premières images réalisées par Maryvonne Arnaud à la lisière européenne de la mer Egée, on est frappé par l’invraisemblable coexistence de plusieurs mondes symboliques : la fin des frontières et de la géographie promise et vantée par le libéralisme économique et financier dont le flux de marchandise circulant sans entraves est rappelé ici par les énormes cargos traversant l’horizon, ensuite le monde à portée de main des touristes occidentaux consommant paresseusement de la plage et du soleil, puisque ces plages enchantent bien souvent les dépliants touristiques des agences de voyages occidentales ; enfin la dépendance si fragile des migrants qui risquent leur vie et celle de leurs enfants à franchir sur des canots pneumatiques un bras de mer insignifiant.

L’artificialité de la situation est si criante que nous tentons désespérément de nous en distraire ou de nous en défendre. Rien, en effet, ne sépare ces migrants de nous-même, et les transporter confortablement de la côte orientale de la mer Egée à la côte occidentale ne pose aucune difficulté logistique. Les ferrys sont là, et le prix de la traversée est de quelques euros.

Mais ces individus sont volontairement abandonnés à leur sort et doivent franchir dans la nuit ces quelques kilomètres tragiques de Méditerranée. Ils sont seuls au monde, ne sont plus rien, ne comptent pour rien. Ils apportent chez nous de lointains bruits de guerre, l’odeur nauséabonde des maisons ravagées et des villages brûlés, du chaudron de l’inconnu, de ce qui ne nous intéresse pas particulièrement, de ce sur quoi nous n’avons pas grand-chose à dire, comme l’écrit Zygmunt Bauman lorsqu’il tente de comprendre la paranoïa croissante pour les questions de sécurité. Ils sont bannis, illégaux, surnuméraires, clandestins, migrants ….

L’asymétrie de leur destinée et de la nôtre n’est qu’un hasard historique et nous le savons, et nous leur en voulons de nous rappeler combien notre environnement démocratique ne tient qu’à un fil, tissé d’injustices et d’échanges économiques cyniques, fil que nous pourrions pourtant activement consolider en ne cédant rien de nos fondements.

En ce sens, la diffusion accélérée des images de MA nous rappelle combien cette tragédie est grotesque puisqu’elle n’occupe l’espace médiatique que par vagues discontinues, en fonction de notre propre actualité sportive ou du caractère spectaculaire des corps échoués sur les plages, mais que pourtant ce grotesque nous imprègne et nous hante.

Dans son célèbre « Bréviaire méditerranéen », Predrag Matvejevi écrit de la Méditerranée qu’elle est le liquide amniotique de notre civilisation. Cette matrice est-elle condamnée à n’enfanter que des génocides et des exodes vague après vague, et pour la nuit des temps ?

Filmer les arrivants par Daniel Bougnoux

Maryvonne se pose cette question, qui est celle de l’énonciation, et (avec Yves Citton) des « régimes d’attention ». Elle a saisi (de façon très répétitive mais jamais « en rafale ») les scènes de débarquement, dont elle propose un montage quasi cinématographique. Les images ainsi juxtaposées et projetées en accéléré tendent au mouvement, sans tout-à-fait y parvenir ; notre vision saccadée demeure celle d’un presque-film, ou la proto-réalisation d’un début de cinéma, esquissé mais pas vraiment réalisé ; ici la photo s’efforce au cinéma, mais demeure échouée à son seuil. Ce dispositif est par lui-même frappant, très émouvant, et la technique choisie apporte un message, mais lequel ?

Tout film est en lui-même promesse de mouvement, et d’échappées belles. L’invention des frères Lumière coïncide pleinement avec notre société liquide, touristique, parcourue de flux en tous genres (vacanciers, financiers, économiques, informationnels…) ; par le cinéma nous nous évadons, nous nous identifions à un imaginaire du fluide, nous planons ou ne cessons d’échapper à nos propres frontières. Il semble que la photographie en revanche nous assigne à résidence ; échouant par nature à montrer le mouvement, elle privilégie les moments, les scènes de genre, l’arrêt sur image, le temps immobile de l’intériorité ou de la mémoire. Elle peut aussi fortement cadrer ses représentations, circonscrites ou localisées dans un espace et un temps donnés. Or, n’est-ce pas ce qui arrive (négativement) aux migrants ? Tous habités d’une promesse de mouvement ou d’échappée, palpable dans leurs regards si intenses au moment du débarquement, ils vont peu à peu s’enliser parmi des chicanes administratives (les corridors barbelés de Moria à Lesbos) et dans la vie stagnante des « camps ». Les images saccadées, pré-cinématographiques de Maryvonne nous le rappellent : porteurs d’une promesse de passage fluide et d’images-mouvements, les arrivants échouent à arriver, leur mouvement est stoppé, leur vie cadenassée ou recadrée par d’autres. Ils n’accèdent pas à la grande écriture du cinéma, ils ne dépassent pas le petit cadre ou le micro-récit de la photo, ils s’échouent.

Une autre caractéristique, aussi technique qu’éthique de ces photos, c’est bien sûr le passage du plan large au plan serré ou rapproché sur les visages, ou sur les objets abandonnés qui jonchent la plage. Au début on ne voit qu’un bateau, posé sur l’horizon où la mer le malmène ; jusqu’au débarquement nous ne distinguons qu’une foule anonyme, indistincte de pauvres gens, métonymie banale de cette misère du monde qu’il n’est pas question, selon un mot devenu célèbre, d’accueillir toute… Mais voici que ce tout se fragmente, s’analyse. Bientôt un visage se détache, un acteur s’individualise, le geste d’une femme protégeant son enfant, la vocifération muette à l’écran d’un homme agrippant un boute et notre vue s’humanise, l’histoire nous concerne, il faut tendre une main secourable aux inconnus, rencontrer ces regards, leur rendre un sourire. La foule, une statistique chiffrant les milliers de migrants morts en mer émeuvent médiocrement ; la photo du petit noyé Aylan au corps abandonné sur une plage nous bouleverse, et fait le tour du monde…

Notre imagination est ainsi faite que notre compassion s’attache à des individus, à un destin personnel, alors que le collectif nous endort ; le nombre, la masse ne nous concernent pas. Quand, rappelle Finkielkraut, les nazis ouvraient les portes des wagons à l’arrivée aux camps, ils avaient soin de transformer leurs victimes en troupeaux d’animaux, pressés à coups de cravache pour en faire autant de marchandises à traiter, de « Stucken », sans jamais croiser un visage, un regard qui auraient pu réveiller en eux la conscience morale. Or le visage cadré par la photo excelle au contraire (et il faut bien sûr rappeler ici Lévinas mentionné par Yves Citton) à remuer notre conscience de partager la même humanité ; dans ses photos, Maryvonne étend ce sentiment d’humanité déchue et en souffrance aux humbles objets, sandales, anoraks ou gilets de sauvetage laissés épars sur la plage.

Ce dispositif technique du gros plan ou celui de l’arrêt sur image ont donc une force éthique, évidente dans « En vie ». Là où (par la force du nombre) une administration débordée trie les hommes comme des bestiaux, là où les frontières se ferment et entassent entre les rails du chemin de fer interrompu des familles désoeuvrées privées d’abri, il est essentiel de nous rappeler que ce que nous voyons quasi quotidiennement sur nos écrans n’est pas un flot mais une succession de destins poignants, de vies en quête d’aide et de salut. Le non-film de Maryvonne fait partie de ces gestes humanitaires très simples des Grecs qui, à Lesbos, tendent aux arrivants un bol de soupe, une tasse de thé chaud… La photographe leur rend leurs visages, une parcelle de leur identité ; et à nous, tentés de prendre toujours et partout la confortable attitude du spectateur, les saccades et les soubresauts de l’image rappellent que nous ne somme pas exactement au spectacle, ils secouent ce banc tranquille d’où nous contemplions la mer.

 

Avec le soutien du ministère de la culture et de la région Auvergne-RhôneAlpes dans le cadre de l’Appel à projet Mémoires du XXe siècle, du CHRD de Lyon, du cinéma Utopia d’Avignon, des Etats généraux des migrations, de l’université-Grenoble-Alpes (UMR LITT&ARTS)

Le paysage, mots pour mots

Le philosophe Daniel Bougnoux commente ainsi cette expérience troublante d’une exposition où les images ne sont présentes que dans notre propre imagination mentale : Exposer seulement des mots dans un musée, et à cette échelle, quel défi ! Ce jeu d’emboîtements, et de renvois, nous dit quelque chose sur nos façons d’appréhender et de manier le vaste monde qui nous environne. Jamais les mots ne nous donneront l’équivalent de la chose vue, le lisible ne fait pas jeu égal avec le visible ; et nul tableau, circonscrit dans son cadre, ne couvrira le bouquet des sensations visuelles, auditives, tactiles, olfactives…, noué par un paysage. La carte (sémiotique) n’est pas le territoire.  Mais le propre de l’art, ou déjà d’une parole, n’est pas de représenter un monde, mais de le suggérer, de le réduire à une esquisse capable de mettre à feu une chaîne de pensées ou de sensations. La mèche lente des mots embrase nos images mentales…

Sur chacun des huit murs de l’allée centrale du musée de Grenoble sont imprimés des couples de textes :

Le premier est un fragment appartenant à la littérature mondiale et choisi par l’un des auteurs invités, écrivain ou philosophe : Daniel Bougnoux, Patrick Chamoiseau, Christian Garcin, François Jullien, Jacques Lacarrière, Marie-Hélène Lafon, Céline Minard, Alain Roger.

Le second texte est un rebond écrit aujourd’hui par cet auteur et qui argumente son choix : Pourquoi de ma bibliothèque mentale retenir ce fragment : puissance d’une description, arrogance d’une proposition, remise en question radicale de nos certitudes à propos du paysage ? Et la luxuriance des sensibilités des auteurs choisis affine notre compréhension de ce qui fait qu’un paysage émerge et s’impose à nous : Jean Giono, Stendhal, Aragon, Héraclite, Balzac, Aimé Césaire, Mario Rigoni Stern, Oscar Wilde. Ce dernier prophétisait : “De nos jours, les gens voient les brouillards, non parce qu’il y a des brouillards, mais parce que peintres et poètes leur ont appris la mystérieuse beauté de tels effets. Sans doute des brouillards ont pu exister pendant des siècles à Londres. C’est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils n’existèrent qu’au jour où l’art les inventa“.