À Douala, le phénomène des moto-taxis, les bend-skins, est totalement informel. Les pilotes, fraîchement débarqués du village, sont lâchés dans la jungle du trafic urbain de la ville de Douala sans avoir de notions de conduite de leur engin et en méconnaissance totale des règles élémentaires du code de la route.

L’intervention urbaine proposée par Philippe Mouillon se déroule en trois volets : dans un premier temps, les chauffeurs se voient offrir un T-shirt et un casque léger. Mais ils n’obtiennent cet équipement qu’après un échange où ils racontent leur vie durant quelques dizaines de minutes. 

L’écrivain Camerounais Lionel Manga recueille les paroles puis compose deux lignes par récit de vie, suffisamment incisives pour réussir à s’imposer dans le chaos urbain de Douala. Ces récits sont ensuite brodés par des couturières en apprentissage.

L’ensemble est transféré sur un T-shirt ainsi singularisé à l’image du chauffeur de bend-skins puis offert au chauffeur, qui porte en quelque sorte sa vie résumée sur son dos.

COMMENTAIRE DE LIONEL MANGA

Fragiles Je

Cocktail de moto et de taxi, combinant l’efficacité du moteur à explosion à l’art millénaire de la palabre, le « bendskin » est mon moyen de locomotion favori à Douala. C’est de fait le seul adapté à cette grouillante métropole subsaharienne. 10000 bendskins, peut-être plus, circulent dans la ville avec vivacité ou désespoir. Économie informelle, disent pudiquement les économistes du FMI – art de la survie et de l’esquive, répondent les conducteurs qui, pour quelques centièmes d’euros, traversent la ville de jour comme de nuit, le client en porte-bagages ! Si le trajet est risqué pour le client camerounais, il présente l’avantage d’être adapté à son porte-monnaie. Si le trajet est risqué pour le client solvable du monde développé, il le rapproche pour quelques minutes de l’insondable misère et de l’indignité quotidienne du monde subsaharien.

Lorsque j’ai rencontré le plasticien Philippe Mouillon pour la première fois en janvier 2005 à l’initiative de Doual’art, nous avons instantanément éprouvé la curieuse sensation de nous connaître depuis toujours. Au sens propre de nous reconnaître. Auteur d’interventions urbaines dans les plus grandes et les plus dangereuses métropoles du monde, Philippe Mouillon m’a écouté plusieurs heures lui décrire Douala et la précarité obscène dans laquelle ménages et individus barbotent au Cameroun. Il m’a interrogé toute une nuit sur la myriade de jeunes qui veulent absolument gagner « l’autre rive » au risque de finir noyés dans les filets de pêche dérivants en Méditerranée. Puis, lorsque nous avons enfourché chacun notre bendskin (traduction : montagne russe) pour renouer avec le bout de la nuit, Philippe fut ferme : si un acte artistique a un sens dans une mégapole où les habitants vivent en majorité avec 1 dollar par jour, ce ne peut être qu’au plus près des plus démunis, des plus désespérés. C’est donc là, avec les bendskins, qu’il faudrait être.

Nous avons donc élaboré en complicité ce projet d’une grande simplicité : il s’agirait de recueillir des tranches de vies des conducteurs de bend-skins, de distiller cette parole brute afin d’extraire quelques mots significatifs, de faire broder ces fragments de vie sur des T-Shirts, puis d’offrir ces vêtements de première main à chacun des conducteurs. Chacun porterait en quelque sorte sa vie résumée sur son dos, ou sa vie fabulée. Un espace de dialogue entre le chauffeur et son passager pourrait ainsi naître, comme un micro espace public, soit un espace de frottement et d’échange de différences. Le chemin sera sans doute encore long avant que l’homo subsaharien parvienne à vivre dans un espace de citoyenneté, de civilité, d’urbanité, de dignité. Notre ambition avec bendskins est de l’anticiper, comme le rossignol anticipe le jour en sifflotant seul dans la nuit finissante.

Philippe envolé pour Gdansk ou Milan, et moi toujours rivé entre mangrove et macadam, il me restait à me muer en capteur de vies. Par où commencer ? Combien en écouter ? Comment les fixer ? Car pour ces « bikers », le temps d’une interview est précieux : si son temps n’a évidemment pas, à âge égal, le tarif horaire d’un trader du London Stock Exchange, l’immobilisation de son engin engendre un risque majeur d’assiette vide en fin de journée. Il n’était donc pas facile de les interviewer à moins d’imaginer une compensation financière correspondant au prix d’une heure d’affrètement par un client : 1000 FCFA. Un peu moins de 2 euros. Au voisinage nord de la latitude zéro, ce n’est guère une bagatelle. Malgré ce stratagème, une autre difficulté, plus diffuse, allait surgir au fil des auditions…Outre qu’ils ne sont pas franchement loquaces sur leurs vies, c’est à peu près la même histoire que je vais entendre pendant quelque deux mois et plus.

Une histoire de galère permanente, de mal vie, d’insécurité sociale radicale. Que faire de ces fragiles Je ? Comment différencier des individus qui depuis leur naissance vivent dans cette similitude de destinées sans avenir ? Comment énoncer du singulier ? Entre un Abdouraman, descendu de son Nord Cameroun natal, et un Mamadou Diarra, venu du lointain Mali pour chercher meilleure fortune, la distance est bien mince. Personne ne semblait leur avoir jamais demandé de parler d’eux, de leur enfance, de leurs rêves, de leurs parents, ni du monde tel qu’ils le comprennent. À croire qu’eux, leur enfance, leurs rêves, leurs parents, n’avaient jamais existé ! Ces gaillards réputés agressifs, prompts à brailler en groupe sur la voie publique pour un oui ou pour un non, se ratatinaient subitement devant moi, face au micro. Certains plongeaient même totalement dans un silence dépressif au bout de deux minutes et il fallait alors trouver en quelques secondes le détour pour rester relié à eux et retisser une parole à partir du sobriquet, de la cicatrice sur le front ou de l’étrange coupe de cheveux.

Mon travail d’écriture, après les entretiens, fut un agencement de glissements, de variations poétiques sur ces vies quotidiennes cannibalisées par l’abîme : « le chagrin est une liqueur amère », « les flics ne mangent pas le dossier », « force vive sans devant ni derrière », « enfance bourlingueuse cherche tendresse », « sang-froid cherche sang chaud », « la survie change de cap avec le vent », « la placidité est une bulle blindée d’infortune ».

Philippe organisa à distance la conception numérique des textes, afin de lancer la broderie des mots sur les T-shirts. Puis nous nous sommes retrouvés à Douala à l’occasion du S.U.D. Le lundi 10 décembre, devant les locaux de doual’art, à 11 heures du matin, rendez-vous était pris. Un premier anxieux, puis un second tout aussi timide, puis une grappe de « bikers », enfin plusieurs centaines de jeunes conducteurs, sont venus réclamer le T-shirt brodé de leurs paroles. La rue s’est alors transformée en cabine d’essayage chaloupée et joyeuse. Puis, ces vêtements de première main absorbés comme une seconde peau, la ville fut entamée à pleines dents. Enfourchant leurs motos, ils s’élancèrent dans la circulation apoplectique de Douala, comme d’autres avant eux dans l’arène. Ils nous semblèrent fiers, dignes, heureux. L’effacement de l’avenir ne serait donc pas une fatalité ?

Lionel Manga